Le poilu était une femme : une confusion embarrassante autour du retour du corps d’un soldat mort pour la France

En 1920, après de longs et vifs débats, les parlementaires français autorisent enfin l’exhumation des corps de soldats morts pendant la Grande Guerre, afin que ces derniers puissent être restitués aux familles qui le souhaitent. Par cette décision, la France espère mettre fin aux exhumations sauvages et au commerce crapuleux des « mercantis de la mort ». Si, désormais, le transport des corps doit être strictement organisé sous le contrôle de l’État, l’ampleur d’une telle manœuvre est toutefois source de confusion. La dépouille est-elle véritablement celle que l’on croit ? C’est la question qui se pose à la suite de la découverte d’une incroyable erreur à Riantec, dans le Morbihan.

Carte postale. Collection particulière.

Le 23 mars 1921, le maire de cette commune se rend à la gare d’Hennebont pour y constater l’arrivée des dépouilles de deux Riantécois. La première est celle de Julien Josso, 26 ans, maître-pointeur au 263e régiment d’artillerie de campagne, qui trouve la mort le 3 juin 1918 en combattant dans l’Aisne. La seconde est celle de Georges Le Loire, jeune soldat de 28 ans incorporé au 1er régiment de canonniers-marins, décédé accidentellement le 14 août 1918 lors de la manœuvre d’un train à Cires-Les-Mello dans l’Oise. Les deux combattants sont inhumés dans le cimetière de Riantec où ils reçoivent les honneurs de la commune1.

L’histoire aurait pu s’arrêter au terme de la cérémonie funéraire. Pourtant, un mois plus tard, le 23 avril 1921, aux alentours de midi, le commissaire spécial de Lorient se présente à la mairie de Riantec accompagné de l’inspecteur en chef du service de la restitution des corps du ministère des Pensions. Ils apprennent à l’édile « qu’il y [a] une erreur pour le corps du dénommé Le Loire Georges et que c’[est] un soldat du nom de Descarré qui [a] eu les honneurs de Riantec »2. Les deux hommes poursuivent leur surprenante révélation en précisant que le corps de Georges Le Loire est, au moment où ils conversent, discrètement dissimulé dans une camionnette, et qu’il faut procéder dans la journée à l’échange des cercueils. Immédiatement, le maire convoque le fossoyeur et un menuisier. Le rendez-vous est fixé à 14 heures.

Dans l’immédiat, les trois hommes se rendent au domicile de la veuve Le Loire mais personne ne répond. Ils prennent alors la direction du cimetière et procèdent à l’échange des cercueils. Celui de Georges Le Loire est ouvert afin que le corps puisse être identifié par le maire. Ce dernier prend la précaution de récupérer « le béret, le ceinturon et le briquet du défunt afin qu’ils puissent être représentés à la veuve comme preuves de l’identification »3. Il tient sa promesse dès le lendemain en se rendant chez la famille du défunt et s’excuse auprès de la veuve qui, après coup, affirme être « très heureuse de savoir maintenant qu’elle possède réellement le corps de son mari »4.

L’affaire est réglée en moins de trois heures et dans la plus grande discrétion. Tout est en effet mis en œuvre pour ne pas éveiller les soupçons. C’est ainsi que les hommes agissent à huit clos en fermant préalablement les grilles du cimetière « afin de pouvoir opérer plus tranquillement », à l’abri des regards indiscrets5. Dans le rapport qu’il adresse au préfet, le commissaire de Lorient précise qu’il a « recommandé la plus grande discrétion » au maire et qu’il a ensuite « prescrit le silence complet sur cette affaire » au fossoyeur et au menuisier6. De la même manière, il demande au chauffeur de la camionnette de la garer suffisamment à distance du cimetière « pour ne pas attirer l’attention »7. L’affaire est soldée tout aussi discrètement en juin lorsque la préfecture fait parvenir 18 francs à la mairie de Riantec, 10 pour payer le fossoyeur, et 8 francs pour le menuisier8.

Carte postale. Collection particulière.

Mais ce que tout le monde ignore, hormis le préfet, l’inspecteur en chef et le commissaire spécial, c’est qu’il ne s’agit pas d’un échange malheureux entre deux cercueils de militaires. Le corps exhumé dans l’Oise est en réalité celui d’une femme, Marie-Louise Descarré. L’identité est volontairement gardée secrète par les autorités, et le commissaire spécial de Lorient confirme au préfet que « le maire, le fossoyeur et le menuisier ont ignoré que le corps exhumé était celui d’une femme »9. Cette révélation pose alors la question de la non-identification du corps à son arrivée en mars 1923. En effet, les vêtements portés par la dépouille n’auraient-ils pas permis d’éveiller les soupçons ? La difficulté psychologique de se confronter à un corps en état de décomposition parfois avancé explique peut-être que les corps soient inhumés sans aucune authentification. Mais si une telle erreur est possible, comment être certain que tous les corps rapatriés sont ceux que l’on pense être les bons ? En raison du contexte, alors que les premiers trains rapportent les dépouilles des poilus, il valait mieux ne pas poser une telle question susceptible de semer le doute dans l’esprit des familles. Il fallait donc agir en toute discrétion.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 Arch. dép. Morbihan : R 1282, le maire de Riantec au préfet, [24] avril 1921.

2 Ibid.

3 Arch. dép. Morbihan : R 1282, procès-verbal du commissaire spécial de Lorient, 23 avril 1921.

4 Arch. dép. Morbihan : R 1282, le maire de Riantec au préfet, [24] avril 1921.

5 Arch. dép. Morbihan : R 1282, rapport du commissaire spécial de police de Lorient au préfet, 24 avril 1921.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Arch. dép. Morbihan, R 1282 : le préfet au maire de Riantec, 1er juillet 1921.

9 Arch. dép. Morbihan, R 1282 : procès-verbal du commissaire spécial de Lorient, 23 avril 1921.