Les taxis de la Marne et le  rôle décisif de deux Bretons

La première bataille de la Marne est assurément l’une des plus connues de la Grande Guerre. Il est vrai qu’elle marque un véritable tournant dans l’histoire de ce conflit, l’empêchant d’être une version anticipée de la désastreuse campagne de France de mai-juin 1940. Avec la Marne, point de troupes allemandes marchant sur Paris au bout de six semaines de guerre. Surtout, le grand historien J.-J. Becker a montré dans un article désormais classique que cette bataille marque un tournant dans la manière dont on se représente le combat, en imposant une sorte de principe de réalité, une fin des illusions entourant les assauts simulés lors des grandes manœuvres de de la Belle-époque et dont on voit, en août 1914, qu’ils ne sont d’aucune efficacité face aux redoutables mitrailleuses allemandes1.

Pourtant la bataille de la Marne n’est pas avare de mythes et celui des taxis est probablement l’un des mieux ancrés dans notre inconscient collectif. Or l’on sait que leur action est essentiellement symbolique, sans réelle portée militaire.

On comprend dès lors mieux l’importance du témoignage alors inédit que publie le célèbre illustré Sur le Vif en octobre 1915, un an après les faits. Celui-ci émane de la plume d’Alexandre Lefas, député d’Ille-et-Vilaine.

Né à Vannes en 1871, il entre à l’Assemblée nationale en 1902, à peine âgé de trente ans, après de solide études de droit qui le conduisent jusqu’au doctorat. Mobilisé en août 1914, il sert comme lieutenant d’état-major à la direction des transports et joue un rôle tel qu’il est cité à l’ordre pour son action dans le cadre de la mobilisation des taxis de la Marne.

Son témoignage est donc des plus instructifs et nous le republions in extenso :

Alexandre Lefas, en 1932. Wikicommons.

« Le 6 septembre, à onze heures du soir, sur l’ordre apporté par Petit-Breton2 de quitter Paris avec tous les taxis disponibles et de les conduire dans une localité qui était désignée, cent soixante autos étaient en réserve dans différents garages, avec leurs conducteurs. Nous nous mîmes en route, réquisitionnant sur le chemin tous les chauffeurs rencontrés.

- Où m’emmenez-vous me disaient-ils ?

- Peut-être à cinquante kilomètres d’ici !

- Mais je n’ai plus d’essence, je suis presque « dégonflé ».

- C’est pour le salut de la patrie mon ami !

- Oh ! alors, je marche !

Taxi de la Marne. Wikicommons.

Et ils nous suivirent sans murmurer.

En dehors de Paris, nous rencontrâmes la brigade de Dragons du général de Mittry.

Cet officier général, pipe aux dents, était radieux de se rapprocher du combat, et ses poilus avaient fière allure.

Des chasseurs cyclistes et un certain nombre de régiments d’artillerie suivaient cette brigade.

Nous nous arrêtâmes, nous les taxis, dans le village de X… où, le lendemain, vinrent nous rejoindre 600 autres véhicules du même genre et, en outre, toutes les autos militaires du gouvernement de Paris, sous la direction du capitaine Roy, de l’état-major du général Gallieni.

Il y avait donc environ 1 000 autos.

Nous comprîmes que nous n’étions pas très loin du front de combat, car nous entendions assez distinctement, non seulement la canonnade, mais par instants l’éclatement des obus.

Les chauffeurs étaient admirables de sang-froid.

Ils ne demandaient même pas à manger ou à boire, et pourtant nous étions partis la veille à onze du soir.

Heureusement, notre général, prévenu, vint en personne nous apporter des vivres, des pneus, et de l’huile pour nos autos, car nous n’aurions pas été loin la nuit suivante.

Le 7 au soir, l’ordre parvenait de rejoindre certains points où se trouvaient des troupes, de les faire monter dans les autos et de les diriger sur Nanteuil.

Nous transportâmes plus de cinq mille hommes avec nos autos : mille autres nous rejoignirent par chemin de fer, et c’est ainsi que ce point, qui avait été occupé par les Allemands, put être repris par nous.

Le 8, à dix heures du matin, nous recevions l’avis de regagner Paris.

Nous rentrâmes, ignorant absolument si la bataille de la Marne était gagnée ».

Carte postale. Collection particulière.

Il s’agit bien entendu d’un témoignage complexe et délicat à analyser tant sa publication dans un illustré tel que Sur Le Vif n’est pas sans poser d’importantes questions méthodologiques. Pour autant, en cette période de préparation du centenaire de l’année 1914, il nous parait important de le republier et, de la sorte, de rappeler le rôle éminent tenu par deux Bretons dans l’épopée des taxis de la Marne.

Erwan LE GALL

 

1 BECKER, Jean-Jacques, « La bataille de la Marne ou la fin des illusions », in Ouvrage collectif, 14-18 : Mourir pour la Patrie, Paris, Seuil, 1992, p. 124-134.

2 Il s’agit du célèbre coureur Lucien Petit-Breton, mobilisé en tant qu’agent vélocipédique de l’état-major.