Mobilisé en pays ennemi

Aujourd’hui, la mobilisation d’août 1914 en France n’a sans doute plus grand chose à nous apprendre. Les aspects techniques, logistiques, sont globalement connus et la thèse incontournable de Jean-Jacques Becker contribue, dès la fin des années 1970, à faire tomber le mythe de la « fleur au fusil ». Un point néanmoins demeure encore assez flou, celui des personnes que la mobilisation générale surprend dans un pays ennemi.

Tel est d'ailleurs le cas du sergent de réserve du 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo Alfred Burckardsmayer. Si, malheureusement, nous ne possédons aucune photo de lui, sa vie nous ait en revanche assez bien connue. Fils d’un alsacien militaire de carrière ayant opté pour la France après la guerre de 1870, il voit le jour à Nantes le 6 avril 1882. Elève brillant, il, truste à l’école toutes les récompenses. C’est ainsi qu’en classe de quatrième, il reçoit les premiers prix de version et de thème latin, le premier prix de version grecque, d’histoire romaine et d’allemand, le deuxième prix de langue française, de géométrie et de géographie, étonnant palmarès qui lui confère, bien entendu, le prix d’excellence. C’est donc sans surprise qu’il effectue une brillante carrière, devenant en 1914 directeur d’une école Berlitz à Bochum, (Allemagne).

Bochum au début des années 1910 (carte postale, détail). Collection particulière.

Surpris par la mobilisation générale alors qu’il se trouve en Allemagne, Alfred Burckardsmayer adresse aux autorités, une fois revenu en France, un rapport extrêmement instructif1 :

« Comme la plupart de mes compatriotes, je n’ai pu quitter l’Allemagne qu’à la suite de mille difficultés. A la date du 31 juillet, le vendredi, vers 4 heures et demi de l’après-midi, aussitôt que l’état de guerre fût déclaré en Allemagne, je m’adressai aux autorités allemandes, qui m’affirmèrent que je pouvais rester à Bochum (Westphalie) où je dirigeais une école Berlitz, et ne serai nullement inquiété.

Le lendemain, 1er août, à la même heure, la mobilisation générale fut annoncée par voie d’affiches. A ce moment, je décidai, avec un autre compatriote, Mr. Langlois, de quitter Bochum et de me diriger vers Essen, où j’habite avec ma femme et mon petit garçon. C’est grâce à ce départ immédiat que j’ai pu regagner la France, car les policiers allemands – je l’ai su depuis – se présentaient à Bochum dès mon départ pour m’arrêter.

Le dimanche matin, nous nous dirigions sur Duisburg pour y retrouver un compatriote qui devait revenir avec nous en France, mais une fois-là, son chef nous apprenait qu’il avait été arrêté le samedi matin, c’est-à-dire plus de six heures avant la mobilisation, par deux policiers allemands qui déclarèrent à son propriétaire qu’il ne fallait pas l’attendre, qu’il ne reviendrait plus. Ce français est Paul Kervern, professeur, domicilié à Saint-Servan, 18, Place de la Cité.

Carte postale. Collection partoculière.

En passant à Düsseldorf, nous allâmes voir le Consul qui nous déclara qu’il allait être arrêté ou expulsé dans quelques instants, et nous conseilla de regagner la frontière le plus vite possible en ayant bien soin de ne pas prononcer aucun mot de français. Il nous pria d’avertir son collègue de Liège qu’il était privé de toute communication avec la France depuis deux jours, et qu’un fantassin de Düsseldorf, Mr. Vallon, avait été arrêté. Grâce à ma parfaite connaissance de la langue allemande, je réussis à franchir la frontière, à pied, avec ma famille, sans être trop inquiété. »

Conservé par les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, ce document nous rappelle non seulement combien l’entrée en guerre est une formidable accélération du temps2, prenant quelque fois de cours les acteurs, mais de surcroît éclaire la situation de ces personnes que la mobilisation trouve en territoire ennemi. Quant Alfred Burckardsmayer, il débute la guerre en octobre 1914, sous l’uniforme du 47e régiment d’infanterie qu’il ne quittera plus, devenant même lieutenant en novembre 1918.

Erwan LE GALL

 

1 Arch. Dép. I&V. : 5 Z 176, rapport d’Alfred Burckardsmayer.

2 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.