Sauver le Mont Saint-Michel en guerre

Emblème de la culture, de la tradition et du raffinement, le patrimoine est un réel enjeu pendant la Première Guerre mondiale. Les destructions du beffroi d’Arras et de la halle aux blés d’Ypres ou encore l’incendie de la cathédrale de Reims sont non seulement des évènements qui marquent les contemporains mais qui, de surcroît, sont exploités par les belligérants pour attester la barbarie de l’ennemie. D’une certaine manière, la Grande Guerre devient alors le combat de la Culture, élégante, délicate et recherchée, contre la Kultur, faite de brutalité, de destructions et, pour tout dire, de sauvagerie.

Le Mont Saint-Michel n’échappe pas à cette réalité et on ne peut, à cet égard, comprendre l’article que publie L’Ouest-Eclair dans son édition du 13 août 1916 si on n’a pas ce contexte présent à l’esprit1. Revenant sur les réunions tenues les jours précédent par la Société des amis du mont Saint-Michel2, le quotidien breton se fait l’écho des vœux de l’association qui « insiste respectueusement mais avec la plus grande énergie près les pouvoirs publics pour qu’ils agissent malgré l’état de guerre dans les plus brefs délais ». Et de préciser que non seulement « tout ajournement des mesures proposées compromettrait leur efficacité » mais que « étant donné la certitude d’une crise de la main d’œuvre consécutive à la guerre, il apparait indispensable de faire exécuter les travaux par la main d’œuvre prisonnière », sous-entendu les Allemands détenus dans les départements de la Manche et de l’Ille-et-Vilaine.

Carte postale. Collection particulière.

Pourquoi une telle demande, en plein été 1916, alors que le canon tonne jamais tant en Somme qu’à Verdun ? A en croire la Société des amis du Mont Saint-Michel, celui-ci est en effet en grave danger. Depuis plusieurs années, bien avant le déclanchement du conflit, les membres de cette association se battent en effet pour que le Mont reste une île et luttent donc contre l’envasement de la baie. C’est là d’ailleurs une problématique assez contemporaine à en juger par les travaux entrepris au tournant des années 2010. Aussi est-ce pourquoi la Société réclame-t-elle la suppression de la digue qui, à l’en croire, retient les alluvions du Couesnon, ensablant la baie.

Le déclenchement du conflit met dans un premier temps entre parenthèse ces revendications. La raison en est d’ailleurs très simple et tient probablement moins à l’Union sacrée imposée par la guerre qu’à la mobilisation générale qui, de facto, prive la Société des amis du Mont Saint-Michel de bon nombre de ses membres, partis sous les drapeaux3. Mais avec la bataille de la Marne définitivement remportée puis, plus encore, l’enlisement dans les tranchées, le temps cesse d’être indéfiniment suspendu et les activités diverses et variées reprennent, tant bien que mal. C’est ainsi par exemple qu’un certain nombre de Conseils municipaux et Conseils généraux se réunissent de nouveau à partir de l’automne 1914.

La Société des amis du Mont Saint-Michel n’échappe pas à ce rythme imposé par le conflit et ne reprend vraisemblablement ses travaux qu’à la fin de l’année 1914. Mais, contre toute attente, alors qu’on pourrait croire ses revendications réduites à figurer au second plan, le conflit primant sur toute autre considération, ses arguments semblent au contraire bénéficier d’un nouveau souffle grâce à cette guerre de la Culture contre la Kultur. C’est ainsi ce qu’explique Le Journal des débats politiques et littéraires, dans son édition du 1er janvier 1915, demande :

« La beauté du Mont Saint-Michel est offusquée par une malencontreuse digue, dont la suppression, réclamée depuis dix ans a toujours été ajournée comme trop coûteuse. Pourquoi n’y pas employer les milliers de bras inoccupés des prisonniers allemands ? Tandis que l’artillerie de l’impérial artiste bombarde les plus beaux souvenirs du passé, pourquoi n’utiliserait-on pas ses soldats à nous en conserver quelques-uns ? »

Carte postale. Collection particulière.

Et d’ajouter, définitif « que ceux qui nous restent doivent nous être doublement chers, et désormais gardés avec un soin jaloux contre les profanations qui les ont trop souvent atteintes ou menacées »4. Mieux, le très sérieux Temps avance l’idée que le conflit crée sans doute un contexte plus favorable :

« Et qui sait ? On y parviendra peut-être plus aisément qu’en temps de paix. Certaines oppositions actives et certaines résistances par inertie n’auront plus le courage ou les moyens de se manifester ; et il y a dans tout le pays un redoublement d’affection pour les trésors de notre art français. »5

Dès lors se pose la question de la nature réelle de la démarche de la Société des amis du Mont Saint-Michel qui, bien que conforme avec le discours patriotique qu’impose l’époque, n’en bénéficie pas moins d'un contexte qui lui est paradoxalement peut-être plus favorable pendant le conflit qu’avant. De là à songer que derrière la poursuite de l’intérêt général se trouvent parfois des intérêts particuliers… il y a là un vaste chantier historiographique particulièrement intéressant à entreprendre.

Erwan LE GALL

 

 

1 « Pour sauver le Mont Saint-Michel », L’Ouest-Eclair, n°6220, 13 août 1916, p. 2.

2 Le procès-verbal de ces réunions est disponible dans le n°14 du bulletin de la Société des amis du Mont Saint-Michel.

3 « Aux amis du Mont Saint-Michel », Les Amis du Mont Saint-Michel. Bulletin trimestriel, n°11, octobre 1914 – janvier, avril, juillet 1915, p. 375.

4 « Echos », Le Journal des débats politiques et littéraires, n°1, 1er janvier 1915, p. 2.

5 « Le Mont Saint-Michel », Le Temps, n°19698, 12 juin 1915, p.1.