Un non-événement ? Le premier 14 Juillet sur le front

Si le premier 14 Juillet de la guerre prend, à l’arrière, un tour particulier, il ne semble pas en aller de même sur le front à en croire, les carnets ou lettres des poilus bretons. Certes, le corpus de sources est à ce stade réduit, rares étant les ego-documents couvrant cette période et/ou suffisamment complets pour qu’un éventuel silence ne puisse être interprété comme la conséquence d’une lacune, la perte d’une partie de correspondance par exemple. Les premiers éléments d’une enquête qui mériterait d’être poursuivie sont néanmoins révélateurs.

Clermont-en-Argonne, dans la Meuse. Vue prise le 14 juillet 1915. BDIC: VAL 187/078.

« Le 14 juillet, fête nationale, un quart de vin supplémentaire et le cigare » note par exemple dans son carnet Prosper Billon, d’Erbrée (Ille-et-Vilaine), mobilisé au 94e RI. Tel est d’ailleurs l’essentiel de la teneur de la plupart des témoignages : un ordinaire amélioré, rien de plus. « Un quart de vin en plus » signale Julien Chopin, de Boistrudan (Ille-et-Vilaine), artilleur au 50e RAC de Rennes, alors en Artois, qui ne sera d’ailleurs guère plus prolixe les années suivantes, si ce n’est pour signaler que le quart de vin s’est transformé en litre, et que du champagne y est ajouté à compter de 1917. Paul Cocho, épicier briochin, sergent au 74e RIT, indique pour sa part qu’il y a ce 14 juillet 1915 « quelques améliorations au menu habituel ». En effet, dans ce régiment, « les hommes reçoivent en plus jambon, confiture, un litre de vin et cigares », ce qui semble indiquer que, d’une unité à l’autre, le sort des soldats peut être fort différent. Il regrette cependant que « ce qui leur a fait moins plaisir, c’est d’aller travailler quand même toute la nuit sous une pluie battante ! ». « Un 14 juillet, c’est plutôt dur » conclut-il. Même son de cloche chez Adolphe Pineau, instituteur des Côtes-du-Nord, mobilisé comme sous-officier au 247e RI de Saint-Malo : « Belle journée pour un 14 juillet : il pleut et les corvées ronflent de plus belle. Je n’aurais pas imaginé qu’on nous aurait fait faire des corvées ce jour-là » explique celui qui a été récemment promu sous-lieutenant, avant de donner la liste des éléments composant un menu amélioré, « bœuf nature, confiture, cigare, ¾ de vin ». Le capitaine rennais Charles Oberthür, commandant la 6e SMA du 7e RAC, en position sur le front d’Artois, résume bien la situation dans une lettre écrite à ses parents le 15 : « jamais on a vu un 14 juillet plus calme. Il y avait au programme une messe le matin et une petite amélioration du repas de midi ». Mais, conclut-il, « pas la moindre bamboula, pas un chant, pas un cri, pas un ivrogne », au contraire de ce qu’il avait pu constater à Pâques par exemple.

Ce qui frappe avant tout, en fait, ce sont les silences de bien des sources. Rien chez Elie Préauchat, « pépère » du 74e RIT originaire de Saint-Launeuc (Côtes-du-Nord), alors prisonnier en Allemagne. Rien chez Charles Gaillard, jeune engagé volontaire de Plouharnel (Morbihan), alors sur le front avec ses camarades du 65e RI. Rien non plus chez Jacques de Geyer, officier au 2e chasseurs de Pontivy, qui écrit pourtant à son père, général, ce 14 juillet. Un seul sujet le préoccupe alors : la mise en place, quelques jours plus tôt, d’un système de permissions dont il espère pouvoir bénéficier au plus vite, à l’instar de la plupart des combattants présents sur le front, parfois sans discontinuité, depuis le mois d’août 1914. « Le soir, on a envoyé la première fournée de nos permissionnaires chez eux » indique par exemple le capitaine Oberthür dans sa lettre du 15.

Faut-il s’étonner de ce faible intérêt pour la Fête nationale en ce mois de juillet 1915 ? Sans doute pas. Tout d’abord, parce que les opérations se poursuivent sur le front, parfois très meurtrières d’ailleurs. Ensuite parce que – on l’oublie trop souvent – la célébration du 14 Juillet ne va pas encore de soi partout en Bretagne à la veille de la Grande Guerre : la Fête nationale, d’une Nation qui se confond très (trop pour certains…) largement avec la République, ne saurait donner lieu à la moindre célébration dans nombre de communes de la région de Vitré dominées par le parti qualifié alors de « réactionnaire », en fait monarchiste. Dans cet arrondissement très partagé politiquement, seule un quart des municipalités demande par exemple les subventions – largement distribuées – auxquelles elles ont le droit de la part des autorités préfectorales pour organiser les festivités de ce jour qui reste particulier. Dans le très conservateur et très catholique canton d’Argentré-du-Plessis par exemple, pas une commune ne célèbre le 14-Juillet avant-guerre. Quant à Martigné-Ferchaud, si la Fête nationale est célébrée de 1881 à 1892, avec défilé des sapeurs pompiers et du bataillon scolaire, l’élection à la mairie de M. de Gourden en 1893 met fin aux festivités. Pas plus que chanter une Marseillaise aux accents trop républicains, célébrer le 14 Juillet ne va donc de soi pour nombre de Bretons politiquement très engagés à droite1.

A Clermont-en-Argonne, un groupe de prisonniers est escorté le 14 juillet 1915. BDIC: VAL 188/078.

Pour d’autres en revanche, ce premier 14 juillet de guerre a d’emblée un sens particulier. C’est le cas pour Joseph Gorin, territorial originaire des Côtes-du-Nord, mobilisé comme Elie Préauchat au 74e RIT, capturé comme lui le 22 avril 1915, lors de la première attaque au gaz des Allemands dans le secteur de Langemarck/Boesinghe. Dans le carnet qu’il tient presque au quotidien, alors qu’il est prisonnier dans un Kriegsgefangenenläger en Allemagne, il note :

« Le 13 [juillet], sur une demande, de ne pas travailler le 14 juillet, elle nous est refusée. A 9 heures ¼, ont défile par 4 dans la cour avec 3 drapeaux et chantant la Marseillaise. Nos gardiens croit à une révolte et sonne le rassemblement de la garde et menace de charger. Aussi tout le monde rentre en vitesse dans les baraques. A 10 heures, ont nous fait sortir des baraques. Ils recherches les porteurs de drapeaux qui se font connaîtres. Ont les arrêtes et ont les conduits en prisons. Il partent pour Celle le 14 juillet. »

« Journée triste » conclut-il au sujet de ce premier 14 juillet, vécu bien différemment, plus intensément sans doute, dans ce camp de prisonniers en Allemagne qu’en bien d’autres endroits.   

Yann LAGADEC

 

 

1 Ce qu’écrit, dans une lettre de décembre 1914 à sa sœur Odile, l’adjudant-chef Bernard Ruellan, du 3e zouaves, est de ce point de vue très révélateur. Il lui confesse avoir dû « entonn[er] (voile-toi la face !) La Marseillaise », « selon les ordres reçus » cependant : proche de l’Action française, le sous-officier malouin ne devait guère être coutumier du fait, l’hymne national étant jugé encore par certains trop connoté politiquement, trop républicain et révolutionnaire. Jean, Marc (éd.), Les dix frères Ruellan, héros et martyrs, 1914-1918, Saint-Malo, Crystel, 2011, p. 88.