Une sculpture de chair humaine

Dans son édition du 2 octobre 1915, Le Moniteur des Côtes-du-Nord publie un étonnant article intitulé « Sculpteurs de chair humaine »1. Il s’agit d’un reportage réalisé au service de chirurgie du visage de l’hôpital Rotschild à Paris où les docteurs Morestin et Tuffier opèrent des blessés de guerre. Ecrit à la première personne, l’article n’hésite pas à jouer sur le sensationnel en convoquant des grands auteurs tels que Victo Hugo ou Edgar Alan Poe : « Et l’interne me tendit l’image horrifique d’un homme à qui il manquait la partie inférieure de la joue gauche, le menton, les lèvres, le nez… ; ça un homme ! ».

Carte postale, collection particulière.

Saisissante, la description n’est pas sans évoquer le sort tragique d’un jeune breton de Montreuil-sur-Ille, Albert Jugon. Né en cette commune située entre Rennes et Combourg le 3 octobre 1890, cet aide-comptable est incorporé le 19 octobre 1911 en tant que soldat de 2e classe pour effectuer son service militaire au 155e régiment d’infanterie, une unité tenant garnison à Commercy, dans la Meuse. Promu caporal en septembre 1912, il retourne à la vie civile l’année suivante et part s’établir à Argenteuil, en région parisienne2.

C’est vraisemblablement là que la mobilisation générale le surprend, et l’envoie sous les drapeaux du 1er régiment d’infanterie coloniale, dont le dépôt se trouve à Cherbourg. Parti aux armées dès le 7 août 1914, Albert Jugon reçoit le baptême du feu en Belgique, le 22 août 1914, dans les environs de Rossignol, avant d’être refoulé à l’image de l’Armée française dans une effroyable retraite qui ne s’arrête qu’avec la bataille de la Marne. Le 15 septembre, le 1er RIC se trouve en Argonne, à l’est de Reims, et livre une effroyable bataille à Ville-sur-Tourbe. Les archives ne nous disent pas grand-chose de ce combat de rencontre si ce n’est que le bilan est terrible : le 1er régiment d’infanterie coloniale déplore ainsi à la fin de la journée la perte de 5 officiers et de plus de 1100 hommes3.

Parmi les victimes, Albert Jugon git au bord d’une tranchée, atteint par plusieurs d’éclats d’obus : « il avait eu la moitié de la figure et la gorge emportée, une partie de la lange arrachée, les maxillaires fracassés, l’œil droit crevé »4. Laissé pour mort, il n’est relevé que parmi les derniers, ceux que l’on a le moins de probabilité de pouvoir sauver. Et, contre toute attente, après avoir été pris en charge par une ambulance du front puis envoyé en soins à Bordeaux et au Val-de-Grâce, Albert Jugon survit, affreusement mutilé.

Albert Jugon, deuxième en partant de la droite, parmi les cinq mutilés invités à assister à la signature du traité de Versailles. Carte postale. Collection particulière.

C’est pour le jeune Breton une nouvelle vie qui démarre, celle qui lui impose de « sourire quand même » et qui l’amène d’ailleurs à participer aux côtés du colonel Picot et de Bienaimé Jourdain à la création de l’Union des blessés de la face, plus connue sous le nom de Gueules cassées. Choisi par Clemenceau pour se tenir derrière les plénipotentiaires allemands lors de la signature du Traité de Versailles – afin d’encore mieux leur faire porter le poids de la responsabilité du conflit – il consacre dès lors le reste de son existence à cette association et décède en 1959. Malgré un handicap des plus lourds qui, par bien des égards, le faisait ressembler à une de ces « sculptures de chair » que les progrès de la médecine parviennent à conserver en vie.

Erwan LE GALL

 

 

1 « Sculpteur de chair humaine », Le Moniteur des Côtes-du-Nord, 15e année, n°40, 2 octobre 1915, p. 4.

2 Arch. Dép. I&V : 1 R 2079.1765.

3 SHD-DAT : 26 N 863/1, JMO 1er RIC.

4 « Albert Jugon n’est plus », Union des blessés de la face, bulletin spécial, 40e année, n° hors-série, mai 1959.