Le tatouage des déportés

Parmi les attributs que la mémoire collective associe aux victimes des camps de la mort nazis pendant la Seconde Guerre mondiale figurent volontiers la tenue rayée surmontée d’une étoile jaune ou d’un triangle rouge, suivant que l'on considère des déportés par mesure de persécution ou de répression, et un numéro matricule tatoué. Une fois de plus, il convient de se méfier de nos représentations mentales tant celles-ci peuvent se révéler partiellement erronées.

En effet, seuls les déportés du camp d’Auschwitz qui ne sont pas directement gazés après la sélection sont tatoués, le plus souvent sur l’avant-bras gauche, et seulement à partir du printemps 1942. Que cela soit à Mauthausen, à Buchenwald ou encore Neuengamme, les victimes sont immatriculées par leurs bourreaux mais le numéro est cousu sur leur tunique, à hauteur de poitrine.

Tatouage de déportés. Wikicommons.

La portée symbolique de l’immatriculation est évidente : morts en sursis, que cela soit par extermination ou élimination, les déportés cessent d’être des individus caractérisés par une identité propre pour ne devenir que de simples numéros. Pour les Juifs religieux, le tatouage pratiqué à Auschwitz est de surcroît une atteinte supplémentaire dans la mesure où elle contrevient à un principe de la Torah qui proscrit toute modification irréversible du corps. Primo Lévi dit bien dans son incontournable témoignage, Si c’est un homme,  ce que signifie ce tatouage :

« Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparait : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. »

Puis quelques lignes plus loin :

« Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174 517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »1

L'entrée du camp d'Auscwitz II Birkenau en 1945. Wikicommons / Bundesarchiv Bild 175-04413.

La déportation est un tel traumatisme qu’elle est, bien entendu, une expérience structurante de l’identité des survivants. L’historienne A. Wieviorka explique que « dans l’après-guerre, ce tatouage est devenu un signe manifeste de déshumanisation, une des manifestations que les hommes et les femmes avaient été traités comme du bétail, puisque marqués comme du bétail »2. Mais, de la même manière que certains résistants peuvent, après-guerre, adjoindre à leur état-civil leur identité clandestine, comme pour Jacques Chaban-Delmas par exemple, certains déportés ajoutent à leur signature le numéro matricule. D’ailleurs, lorsque ceux-ci se rencontrent, ils les comparent bien souvent ; le « petit numéro » synonyme d’une déportation longue inspirant le respect dans le petit monde des survivants.

Une expérience telle que la déportation dans les camps de la mort nazis est si traumatisante qu’elle est de nature à influer sur plusieurs générations. De la même manière que des enfants de Résistants s’engagent dans des associations de mémoire afin de perpétuer le souvenir de leurs parents et de leurs actions au cours de la Seconde Guerre mondiale, certains enfants et petits-enfants de déportés se font tatouer le numéro matricule de leur aïeul déporté à Auschwitz. S’il ne s’agit pas là d’un phénomène massif, une telle tendance suscite actuellement de vifs débats, notamment en Israël. Elle pose en effet la nécessaire question de l’opportunité de la perpétuation des cultures victimaires3.

Erwan LE GALL

 

1 LEVI, Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 26-27.

2 WIEVIORKA, Annette, Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 185 et, de manière générale, sur le tatouage des déportés d’Auschwitz, chapitre 10.

3 Sur cette question et pour un élément de réflexion on renverra à l’excellent BAR-ON, Dan, L’héritage infernal, des filles et des fils de nazis racontent, Paris, ESHEL, 1991.