Rejouer La Grande Illusion dès 1939 ?

Dès les premières semaines de septembre 1939, des affrontements opposent les armées françaises et allemandes. La conséquence est immédiate : il y a des blessés, des morts et, on l’oublie souvent, des prisonniers. Yves Durand rapporte à ce propos qu’au « 26 octobre 1939, on recense déjà au Stalag VII A, à Moosburg en Bavière, 370 Français selon les archives militaires allemandes de Fribourg-en-Brisgau »1.

Prisonniers du stalag IX-C. Collection particulière.

La presse elle-même évoque peu le destin des prisonniers de la drôle de guerre. Ne pas mentionner ces captifs permet de ne pas montrer les failles de l’armée et, de facto, ne pas altérer le moral de la population. L’expérience de la Grande Guerre joue un rôle fondamental dans cette politique de diffusion de l’information. Mais il ne faudrait pas se laisser induire en erreur et croire que leur destin désintéresse les Français. A l’arrière, les familles se préoccupent bien des prisonniers et s’organisent pour leur apporter une aide morale et matérielle.

Le Rennais Alphonse Bouvier lance un appel le 1er mai 1940 pour venir en aide aux prisonniers de guerre « heureusement peu nombreux […], qui connaissent les dures souffrances qu’il a connu »2. Alphonse Bouvier est en effet lui-même un ancien captif de la précédente guerre. Ce « titre » est peu honorifique. En effet, les prisonniers de guerre subissent depuis 1914 le regard suspicieux des anciens combattants, convaincus qu’ils sont d’être des embusqués voire, pire encore, des déserteurs3. Mais Alphonse Bouvier n’est pas comme les autres. Lui s’est enfui pour pouvoir reprendre les armes contre l’ennemi.

Les évadés sont bien souvent héroïsés pour leur bravoure. Lors du précédent conflit, la presse aime conter leurs histoires dans un style très homérique. Les exemples ne manquent donc pas. On peut ici signaler «  l’odyssée » de deux jumeaux morbihannais voyant « […] les obstacles dispa[raitre] sur leur passage. Souffraient-il de la soif ? Une rivière aux eaux claires s’offrait pour les rafraichir. Cette rivière était un peu large ? Un pont leur facilitait la traversée »4. L’histoire d’Alphonse Bouvier, racontée brièvement dans l’article de 1940, reprend sensiblement les mêmes codes. La trame rappelle parfois étrangement l’abnégation dont font preuve les lieutenants Maréchal et Rosenthal dans La Grande Illusion de Jean Renoir, célèbre film sorti trois ans plus tôt. Prisonnier le 7 septembre 1914, le Breton s’évade un an après « jour pour jour », d’un camp près de Wesel. Il perce un mur et s’échappe avec deux camarades. Les neufs jours de leur périple, vers les Pays-Bas puis l’Angleterre, sont parsemés de péripéties. Une plus-value qui renforce le prestige de ces courageux. Et surtout Alphonse Bouvier a « l’âme gauloise » : à peine rentré dans son foyer, il retourne se battre dans les tranchées.

19 mai 1918: Remise de décorations aux aviateurs Marchal et Garros évadés d'Allemagne. BDIC: VAL 274/106.

Cet homme force donc le respect. Un atout pour diffuser son appel. Il propose à tous les anciens évadés de se grouper pour redonner de l’espoir à leurs « frères de 1939-40 », pour « adoucir leur sort » et « pour [les] aider moralement et matériellement ». Mais que l’on ne s’y trompe pas, ceux qui n’ont pas eu le courage de s’échapper lors de la Grande Guerre ne sont pas sollicités. Il ne faudrait pas donner de mauvais signaux aux captifs de la drôle de guerre.

Yves-Marie EVANNO

 

 

1 DURAND, Yves, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939, 1945, Hachette Littérature, Paris, 1994 (réed.), p. 22.

2 « Avec un évadé qui veut grouper les évadés », L’Ouest-Eclair (éd. Rennes), 1e mai 1940, n° 15 877, p. 4.

3 Sur ce point, BECKER, Annette, Oubliés de la Grande guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918 : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noêsis, 1998.

4 « Emouvante évasion de deux Port-Louisiens », Le Nouvelliste du Morbihan, 6 mai 1916, 80e année, n°108, p. 2.