Vichy, en verre et contre l’alcoolisme

Le 6 février 1943, les Bretons découvrent avec horreur, en une de L'Ouest-Eclair, une sinistre nouvelle : l'alcool tue. Une telle affirmation n’est pas nouvelle, loin de là. Mais ce qui choque, c’est la manière dont serait mort un jeune parisien : après avoir bu un seul pastis. En effet, la consommation d’anisette n’a jamais été aussi dangereuse depuis son interdiction par la loi du 23 août 19401. Devenue rare, elle se vend désormais sous le manteau et donc sans garantie d’authenticité et encore moins de qualité2. Comme le jeune amateur de l’apéritif provençal, de nombreuses personnes succomberaient après avoir bu un ersatz d’alcool dont l’origine serait parfois douteuse. En témoigne l’histoire de cette « infirmière [qui] revendait pour l'usage interne des amateurs l'alcool dans lequel elle nettoyait ses bistouris »3.

Ancienne étiquette figurant sur une bouteille d'apéritif anisé. Collection particulière.

De telles affirmations doivent être cependant prises au conditionnel. On ne peut être que surpris par la place accordée à un tel article – écrit sous pseudonyme – alors que le journal est drastiquement réduit à quatre pages du fait des pénuries. Tout porte à croire qu’il s’agit là au moins autant d’une promotion contre l’intempérance que d’une réelle information. Il faut dire que l’alcoolisme est particulièrement décrié. Cette « calamité » serait responsable des nombreux maux de la société4. La presse témoignait affichait déjà son enthousiasme fin août 1940 suite au vote de la fameuse loi qui porte « un coup dur au fléau qu’est l’alcoolisme » en interdisant les « apéritifs tirant à plus de 16° »5. Toutefois, production « ancestrale » oblige, la loi déroge sur les produits distillés tels le cognac ou l’armagnac qui « ont établi la juste réputation de la France »6.

Le choix éditorial de la rédaction de L’Ouest-Eclair en février 1943 n’a donc rien de surprenant. La presse relate de nombreuses histoires réelles ou fantasmées qui jettent le discrédit sur la consommation d’alcool. Le Nouvelliste du Morbihan agit de manière similaire. Quelques mois plus tôt, la rédaction déplore ainsi l’attitude d’un cultivateur d’Inzinzac « rendu furieux et méchant » contre sa famille du fait de sa consommation excessive d’alcool7. Les exemples ne manquent pas, la presse locale étant plutôt favorable à la politique conservatrice du régime de Vichy. On peut ainsi se demander si cette propagande anti-alcoolique n’est pas, au final, plus efficace que ne l’est la loi elle-même. En véhiculant des rumeurs sur la qualité et la dangerosité des alcools, trafiqués ou non, la presse sème le trouble et l’inquiétude. À ne pas en douter, de nombreuses personnes ont ainsi certainement refusé le dernier verre, celui de la « mise en bière ».

Yves-Marie EVANNO

 

1 Loi du 23 août 1940 publiée au Journal officiel du 24 août, p. 4765 puis modifié par la loi du 24 septembre 1941 publiée au Journal officiel du 8 octobre, p. 4 330.

2 Sur ce point, voire DOMENICHINO, «De la cornue à la charrue: le nouveau visage des Distilleries Ricard», in EFFOSSE, Sabine, DE FERRIÈRE LE VAYER, Marc, et JOLY, Hervé (dir.), Les entreprises de biens de consommation sous l'Occupation, Presses Universitaires François-Rabelais de Tours, Tours, 2010, p. 161-178.

3 « Qu'est-ce qu'on prend ? », L'Ouest-Eclair, 6 février 1942, n°1677, p.1.

4 BONINCHI, Marc, « Ordre moral et protection de la famille sous le régime de Vichy », in DURAND, Bernard, LE CROM, Jean-Pierre, et SOMMA, Alessandro (dir.), Le droit sous Vichy, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 2006, p.333-358.

5 « La loi contre l’alcoolisme a paru à l’officiel », L’Ouest-Eclair, 25 août 1940, n° 15 978, p. 2.

6 Ibid.

7 « Le beau privilège des bouilleurs de cru », Le Nouvelliste du Morbihan, 5 février 1942, 58e année, n°28, p. 4.