Où il est encore question de confusion entre Histoire et mémoire

 

 

On ne présente plus la revue Historiens & Géographes, publication de la vénérable association des professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG). Installée de longue date dans le paysage éditorial et disciplinaire, elle constitue une ressource de choix pour de nombreux enseignants qui peuvent la consulter dans les Centres de documentation et d’information de leurs établissements et/ou dans les bibliothèques publiques. Chaque numéro est ainsi lu avec grande attention par de nombreux professeurs qui y trouvent matière à améliorer leurs cours et agrémenter leur discours. Et c’est sans doute cela qui jette le trouble à la lecture de la 440e livraison d’Historiens et Géographes, volume daté de décembre 2017 / janvier 2018 et présentant, sous la direction de M. Charbonnier, un dossier intitulé « Histoire et mémoires de la guerre d’Algérie »1.

Un outil à destination des enseignants

Mais avant de rentrer dans le vif du propos, il doit être dit quelques mots de ce recueil d’articles qui, en définitive, constitue « les actes d’une importante manifestation scientifique qui s’est tenu à Nanterre, le 23 février 2017 », journée d’études co-organisée par l’APHG et l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC-VG). Nous aurons l’occasion d’y revenir. En une petite cinquantaine de pages, le lecteur bénéficie de communications éclairées signées par deux des plus grands noms de ce champ historiographique : J.-C. Jauffret et G. Pervillé. A cela s’ajoutent des inventaires d’archives sur lesquels nous passerons extrêmement vite puisqu’ils ne concernent que les enseignants de région parisienne : sont détaillées en effet les sources de la guerre d’Algérie aux Archives départementales des Hauts-de-Seine (p. 50-52) et à l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) (p. 55-57).

Patrouille en Algérie. Collection particulière.

Dans ce panel, seule la présentation des archives de l’Institut national de l’Audiovisuel, disponibles via le site internet de cet établissement public, pourra se révéler profitable aux enseignants officiant dans la péninsule armoricaine (p. 53-54). Ceux-ci se reporteront en revanche avec intérêt sur la présentation effectuée par l’Inspecteur d’Académie M. Vigié de la question de la guerre d’Algérie dans les programmes scolaires (p. 49). De la nécessaire liberté pédagogique de l’enseignant au manquements des manuels (particulièrement sur la question de la violence), le sujet est vastement brossé et habilement synthétisé en une formule aussi percutante que juste (p. 45): « Enseigner l’histoire, c’est bien entendu enseigner la complexité, mais dès lors que l’on enseigne la complexité en deux, trois ou quatre heures, l’explication nécessaire de la complexité passe par une simplification »2. Là est le cœur de l’histoire dite scolaire et, serions-nous tenter d’ajouter, toute la noblesse du métier d’enseignant.

La classe en son temps

Or chacun sait qu’il s’agît-là d’une profession difficile, volontiers déconsidérée et exposée à des critiques parfois particulièrement injustes. Des professeurs sont ainsi accusés de ne pas enseigner certains sujets « sensibles » tels que, récemment, la Shoah, ou d’avoir un discours partial sur d’autres, comme la guerre d’Algérie. Ce sont d’ailleurs biens ces considérations qu’exposait cette même revue Historiens & Géographes en se demandant, en 1986 : « Peut-on enseigner la guerre d’Algérie ? » (p. 20) alors que ce conflit apparaît dans les programmes de collège dans les années 1970, de lycée en 1983 (p. 42). De ce point de vue, le propos de l’inspecteur d’académie M. Vigié est des plus intéressants car le constat qu’il dresse, basé sur son expérience en région parisienne, est celui d’une normalisation du sujet, aucun incident dans les copies de bac n’ayant été à déplorer en 2016 (p. 47). Certes, on pourra toujours objecter que la stratégie aidant, les plumes les plus vindicatives sont peut-être amenées à se tempérer devant l’enjeu de l’examen. De même, on ne doit pas se méprendre sur le prisme déformant que celui-ci constitue. Pour autant, un tel tableau contraste vivement, et agréablement,  avec le champ de bataille mémoriel que l’on veut bien souvent décrire : si les enjeux restent forts et les crises fréquentes3, c’est probablement l’indifférence, pour ne pas dire souvent l’incompréhension, qui paraît néanmoins devoir prédominer.

Alors, pourquoi se demander s’il est possible d’enseigner la guerre d’Algérie ? A n’en pas douter, si une telle question se pose, c’est du fait climat politique, culturel, diplomatique, journalistique, bref en un mot comme en mille mémoriel, une notion qui en l’occurrence semble s’arrêter, et l’on ne peut que s’en satisfaire, sur le seuil de l’Ecole. Car, et c’est un point que souligne avec force l’éminent J.-C. Jauffret, ce n’est pas le manque de ressources, de contenus pédagogiques et scientifiques qui rendent cet enseignement difficile. Contrairement au silence que certains se plaisent à décrire, la guerre d’Algérie se révèle être un sujet qui intéresse et suscite de nombreuses vocations : en 2012, ce ne sont pas moins de 666 thèses et mémoires en langue française qui sont recensés ! (p. 26). Non, ce sont les mémoires qui en bien des circonstances se révèlent être le facteur bloquant et G. Pervillé, dans un propos d’une grande vivacité, rappelle malicieusement que de ce point de vue la situation n’est finalement pas si différente que l’on se trouve au nord ou au sud de la Méditerranée. Plaidant pour l’histoire, que celle-ci soit académique ou scolaire, ce grand universitaire rappelle que « les historiens doivent préférer l’histoire à la mémoire chaque fois qu’elles entrent en conflit » (p. 24).

Groupe d'appelés. Collection particulière.

Tout irait donc dans le meilleur des mondes si l’ONAC-VG ne venait pas, du haut du parrainage apporté à cette journée d’étude, fragiliser le sérieux de ces actes par quelques saillies aussi grotesques que grandiloquentes. Passons rapidement sur la bévue d’A. Moumen, présenté comme chargé de mission à l’ONACVG sur la « mémoire de la guerre d’Algérie » (p. 29) et  pour qui  « la guerre d’Algérie fait partie, avec la Seconde Guerre mondiale, des deux traumatismes de la société française au XXe siècle » (p. 32) : non seulement les anciens d’Indochine apprécieront mais c’est en définitive à croire que la séquence 1914-1918 n’a jamais existé. C’est pourtant elle qui accouche de l’établissement public qui l’emploie. Cela est dommage car le propos de celui qui est aussi docteur en histoire n’est pas inintéressant, notamment lorsqu’il décrit la mémoire repliée, s’exprimant en entre-soi, des anciens combattants d’Algérie (p. 31).

On ne saurait toutefois être aussi indulgent avec sa supérieure hiérarchique, Mme R.-M. Antoine, directrice générale de l’ONACV-VG. En l’espace d’une menue préface (p. 24), cette haute-fonctionnaire démontre qu’elle ne fait nullement la distinction entre histoire et mémoire alors que c’est dans cette tension que se trouve précisément le nœud du problème abordé lors de cette journée d’études. A l’en croire, l’établissement public dont elle assure la direction, est chargé de « mettre en lumière la mémoire des anciens combattants, des harkis et des rapatriés d’Algérie et [d’] aborder l’engagement des militants et combattants du FLN ou du MNA » (p. 24). Comme pour mieux jeter de l’huile sur le feu et entretenir la confusion dans les esprits, elle explique accorder de l’importance à « la transmission de l’ensemble des mémoires » et n’emploie qu’une seule fois le mot « histoire ». A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’incompétence crasse, ce qui serait peut-être plus rassurant mais n’en entache pas moins ce stimulant dossier de la toujours agréable revue Historiens & Géographes.

Erwan LE GALL

CHARBONNIER, Marc (dir.), « Histoire et mémoire de la guerre d’Algérie », Historiens & Géographes, n°440, décembre 2017 / janvier 2018, p. 17-63.

 

 

 

 

 

 

 

1 CHARBONNIER, Marc (dir.), « Histoire et mémoire de la guerre d’Algérie », Historiens & Géographes, n°440, décembre 2017 / janvier 2018, p. 17-63. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 En italique dans le texte.

3 Sur la question on renverra au récent DALISSON, Rémi, Guerre d’Algérie. L’Impossible commémoration, Paris, Armand Colin, 2018.