Esquisse d’un bilan réévalué de l’action des parachutistes français en Bretagne : mission militaire et/ou politique ?

 

Les Français libres du Special Air Service comptent assurément parmi les unités les plus prestigieuses de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, le légitime respect dû à ces héros ne doit entraver la réflexion et l'évaluation des troupes parachutées en Bretagne lors de l'été 1944. En effet, un examen approfondi de cette épopée amène à s'interroger quant à la nature réelle de la mission de ces soldats d'élite.

Par Olivier PORTEAU

 

 

L’opération Overlord est une opération majeure de la Seconde Guerre mondiale. O. Wieviorka affirme d’ailleurs que

« le débarquement du 6 juin se classe, sans hésitation, parmi les grandes journées de l’Histoire. Comme telle, la date marque un aboutissement et annonce une situation radicalement nouvelle. » 1

La finalité de cette action militaire alliée doit conduire à la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie et par conséquent, entrainer la chute de sa politique hégémonique en Europe.

C’est au cours de la conférence de Casablanca, en janvier 1943, que Roosevelt, le Président américain et Churchill, le Premier ministre britannique, décident conjointement d’ouvrir un second front sur les côtes septentrionales de la France.  Au-delà des intentions majeures des Alliés de reprendre pied sur le continent européen, ils doivent également s’évertuer à tout mettre en œuvre rapidement pour soulager les armées de l’Union Soviétique qui s’épuisent sur le front de l’Est. En effet, Staline leur réclame une intervention immédiate en proférant même la possibilité de signer une paix séparée avec l’Allemagne nazie si le Débarquement n’intervient pas dans les plus brefs délais.

Dans la machoire de la mort. Photographie de Robert F. Sargent réalisée le 6 juin 1944 vers 8 heures 30. National Archives and Records Administration: NLR-PHOCO-A-7298.

Les études approfondies des experts en stratégie militaire diligentés par les Alliés démontrent clairement que les plages de la Normandie garantissent le meilleur taux de faisabilité pour entreprendre une opération amphibie. Pourtant, l’ensemble des facteurs stratégiques essentiels à la réussite du Débarquement prédisposent la zone de logement du Pas-de-Calais comme la plus propice à ce genre d’entreprise. Pour J. Quellien, ceux-ci sont essentiellement d’ordre géographique :

« une traversée exceptionnellement courte, d’où une couverture aérienne optimale pour les Alliés et une rotation rapide des navires de  ravitaillement. C’est en outre, le plus court chemin vers le cœur du Reich2 ».

Mais, malgré ces paramètres autorisant à penser que le Pas-de-Calais s’impose comme la solution idéale, il reste que, comme le rapporte encore J. Quellien, « le mur de l’Atlantique est ici plus redoutable que partout ailleurs ; et derrière lui, on trouve les meilleures troupes disponibles à l’Ouest 3». En revanche, les défenses côtières de la Basse-Normandie ne s’imposent pas comme un obstacle insurmontable pour les premières vagues d’assaut. Les Alliés pensent, à juste titre, qu’ils occuperont l’espace territorial fixé au soir du Jour J. Mais le véritable enjeu est de pouvoir se maintenir en attendant la consolidation de la tête de pont.

C’est au cours de la conférence Trident qui se déroule à Washington, le 12 mai 1943, que Roosevelt et Churchill décident de débarquer en France au printemps 1944. Cependant, deux autres facteurs représentent une menace sérieuse pour la réussite de l’Opération Overlord. En admettant que les plans se déroulent en Normandie comme ils sont définis dans les différents ordres de mission,  la zone de logement n’en reste pas moins fragilisée par la menace que représentent les forces allemandes stationnées sur les secteurs orientaux et occidentaux de la zone de débarquement. Si le rapport de force calculé dans les états-majors tend à optimiser la situation militaire en faveur des Alliés, il risquerait de s’inverser de manière compromettante dans l’hypothèse où le potentiel militaire allemand du Pas-de-Calais et de Bretagne était en partie transféré en Normandie. L’équilibre des forces serait modifié par la supériorité numérique et combattive du Corps de bataille allemand. Cette éventualité impose aux Alliés une méthodologie cohérente de la pensée stratégique pour fixer les renforts ennemis dans leurs secteurs de défense respectifs. Les options développées par les autorités militaires alliées s’inscrivent en marge des règles de la guerre conventionnelle avec l’emploi simultané d’une action d’intoxication dans le Pas-de-Calais et d’une autre, subversive, en Bretagne.

Le corps de bataillement allemand le 6 juin 1944 et la zone de logement du Débarquement de Normandie.

La mise en œuvre d’une action psychologique, basée sur une opération d’intoxication, vise à influencer les jugements de l’O.K.W.4 sur les probabilités d’un débarquement dans le Pas-de-Calais. Baptisée Fortitude, cette opération doit persuader Hitler que l’assaut contre la Normandie n’est en réalité qu’une opération de diversion et que le véritable Débarquement n’interviendra qu’au cours des semaines suivantes, sur les plages du Pas-de-Calais. Si les Allemands sont convaincus de la probabilité d’une opération de grande envergure dans le nord de la France, ils devraient alors y maintenir les divisons de la 15e Armée dans l’attente d’un hypothétique débarquement. En ce qui concerne la Bretagne, les Alliés adoptent une résolution basée sur l’action subversive. Ils développent une « mission d’interdiction stratégique»5 conduite par une unité d’élite ayant la charge de paralyser le trafic routier et ferroviaire de l’ennemi par des actes de guérilla. Cette manœuvre a pour but d’empêcher ou de retarder les renforts allemands en partance pour le front de Normandie.

Telle est, classiquement, la grille de lecture qui justifie l’opération des parachutistes du Special Air Service en Bretagne. Pourtant un certain nombre d’éléments amènent à se demander si, au final, derrière ces objectifs militaires n’existent pas également quelques buts de guerre beaucoup plus politiques.

 

Un plan pour le Spécial Air Service en Bretagne…

Il est en effet indéniable que les plans élaborés ne se déroulent pas comme prévus pour les Alliés, comme en témoignent les échecs retentissants de Dingson et Samwest. Or, c’est précisément ce constat sévère qui conduit, à la lumière de quelques témoignages, à s’interroger sur la nature réelle de l’action menée.

Le choix des armes

Pour les Alliés, l’unité retenue pour être engagée en Bretagne devra répondre aux exigences de quatre paramètres. Tout d’abord, l’engagement sur les arrières des défenses allemandes implique l’emploi d’une unité aéroportée. Ce sont donc des parachutistes qui sont chargés d’intervenir en Bretagne. Aussi, la transmission des ordres entre cette unité parachutiste et la Résistance intérieure doit s’exercer dans un langage compréhensif et efficace. Tout cela prédispose bien entendu les combattants francophones, même si des Américains et des Britanniques ont pu être largués au-dessus de la Bretagne, dans le cadre des opérations Jedburgh6. De plus, il est évident qu’une telle mission exige de l’expérience et donc des troupes aguerries. Enfin, il apparait que la connaissance parfaite des méthodes de commando est essentielle pour harceler et désorganiser les mouvements terrestres des unités allemandes7.

Discrétion et rapidité

A l’origine, la planification des opérations en Bretagne n’est pas l’apanage des Alliés mais bien une décision française d’employer le SAS dans un schéma tactique en discordance parfaite avec la doctrine du colonel Stirling : « Frapper fort et disparaitre ».

L'insigne des parachutistes du SAS. Wikicommons.

Au début du mois de mai 1944, le général Koenig demande au commandant Bourgoin, patron du 2e Régiment de Chasseurs Parachutistes du Special Air Service, de lui exposer la meilleure façon d’engager ses parachutistes. Contre toute attente, Bourgoin rédige un rapport8 alambiqué basé essentiellement sur le soutien à la Résistance intérieure. Son idée est de constituer des centres mobilisateurs où son Bataillon pourrait encadrer les maquisards pour les former aux techniques de guérilla.

Les Britanniques valident le projet et demandent aussitôt au commandant Bourgoin de leur soumettre un plan concis de l’ensemble de la mission. Bourgoin, assisté de deux de ses capitaines de compagnies, Puech-Samson et Leblond, sont placés au secret au camp de Fairford afin de conceptualiser l’ensemble de la mission qu’ils déclinent en quatre phases.

Dans un premier temps, quatre sticks9 précurseurs doivent être parachutés sur la Bretagne sans comité de réception au sol. En d’autres termes, ces hommes sautent « à l’aveugle » en territoire ennemi, sans en informer la Résistance intérieure. La nature suspicieuse des Alliés à l’égard de la Résistance ne les incitent aucunement à confier leurs intentions à des groupuscules clandestins qu’ils ne contrôlent pas. Ces groupes sont composés d’un officier et de huit hommes, comprenant 3 opérateurs appartenant à la section radio. Les deux premiers groupes commandés par les lieutenants Pierre Marienne et Henri Deplante seront parachutés dans le Morbihan et les deux derniers groupes commandés par les lieutenants André Botella et Charles Deschamps seront parachutés dans les Côtes-du-Nord. Leur mission est d’entrer en contact avec la Résistance, d’en évaluer son potentiel et ses capacités combattives. Dans l’hypothèse d’une organisation intérieure favorable au corpus opérationnel défini, les précurseurs doivent constituer deux bases. La première dans le Morbihan, codée Dingson, et la seconde dans les Côtes-du-Nord, codée Samwest. Ces bases doivent servir de centres mobilisateurs pour armer, entraîner et instruire les forces de la Résistance bretonne.

Les quatre sticks précurseurs doivent évoluer dans le secret le plus absolu et ne révéler leur présence sous aucun prétexte, afin de garantir la sécurité de leur mission d’approche. La mission des parachutistes est donc particulièrement complexe. En effet, ils doivent reconnaitre la zone dans laquelle ils ont atterri afin d’implanter des bases qui doivent impérativement être situées le plus loin possible des principales voies de communication, des agglomérations et surtout des garnisons allemandes. Dans ce type d’opérations, la discrétion est en effet une condition sine qua non du succès. Une fois les bases potentielles repérées, les parachutistes doivent en communiquer les coordonnées à l’état-major de la brigade SAS, afin de pouvoir réceptionner les parachutages de containers d’armes, de munitions et de matériels divers, ainsi que les sticks du bataillon. Les instructions spécifient bien que la désignation de la région retenue doit être réalisée en fonction de la mentalité des habitants, qui devront se montrer particulièrement coopératifs pour soutenir l’effort des parachutistes.

La phase 1 du plan d'action des parachutistes français en Bretagne.

Le départ de ces quatre sticks précurseurs est prévu dans la soirée du 5 juin 1944. Une fois les deux bases opérationnelles établies, l’ensemble du bataillon doit être parachuté en échelons successifs sur les zones des deux centres mobilisateurs. De là, les parachutistes du Special Air Service poursuivront les missions d’infiltration à l’intérieur du département, examineront les réactions et la force de l’ennemi ainsi que les possibilités défensives du secteur. Ils assureront l’instruction des bataillons FFI et organiseront des groupes de combat mixtes10 qui rayonneront dans la région à la recherche d’objectifs susceptibles d’être détruits.

Dans un second temps, le plan des Alliés prévoit le parachutage de 18 sticks supplémentaires, baptisés cooney-parties, sur quatre départements bretons pour effectuer des missions de sabotage : l’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord, le Morbihan et la Loire-Inférieure. Il n’est pas envisageable d’éparpiller le bataillon jusqu’au Finistère en raison des problèmes de logistique qui en résulteraient. Ce département se trouve beaucoup trop éloigné des deux bases. Les équipes cooney parties, engagées aussi loin, auraient rencontrées les difficultés attenantes à un parcours aussi chaotique que dangereux pour rejoindre Dingson ou Samwest.

Deux de ces cooney-parties sont composées d’un officier, un sous-officier et trois hommes du rang ; les seize autres d’un officier ou sous-officier et de deux hommes du rang.

La phase 2 du plan d'action des parachutistes français en Bretagne.

Le départ des cooney-parties est fixé au soir du 7 juin avec pour objectif principal de couper les voies ferroviaires d’importance stratégique pour l’acheminement des renforts allemands vers la Normandie, puis d’exécuter deux ou trois autres missions d’opportunité (voies ferrées auxiliaires, lignes électriques et téléphoniques aériennes ou souterraines, dépôt de munitions et de carburant…) Mais, en tout état de cause, il apparait que l’objectif militaire qui leur est assigné est bien de ralentir les mouvements des troupes allemandes, afin qu’elles ne puissent se porter en renfort en Normandie, où a lieu le débarquement.

Bien entendu, tout cela doit être effectué le plus rapidement possible. Aussi, les équipes ont-elles 10 jours pour remplir leurs missions. Elles doivent ensuite se rabattre soit sur la base Samwest aux points de rassemblement codés Agamemnon et Béatrice pour les Côtes-du-Nord, soit sur la base Dingson aux points Charlotte et Dudule pour le Morbihan. Dans le cas où le Débarquement échouerait, les cooney-parties seraient alertées par un message conventionnel : « Les carottes sont cuites ». Les équipes tenteraient alors par leur propre moyen de rejoindre la côte où des vedettes de la Royal Navy viendraient les récupérer.

La phase 3 du plan d'action des parachutistes français en Bretagne.

Liaisons et jonction

Comme les prévisions l’escomptent, l’arrivée des américains en Bretagne, est envisagée pour la période de J + 25, soit dans les tous premiers jours de juillet 1944. Dans cette hypothèse, il est décidé de parachuter 18 jeeps, la veille de l’entrée des Américains dans la péninsule armoricaine, pour contrôler et sécuriser les grands axes routiers qui conduisent aux villes portuaires afin de faciliter les mouvements des divisions d’infanterie et blindées de la IIIe Armée de Patton.

La phase 4 du plan d'action des parachutistes français en Bretagne.

L’analyse du plan d’action séduit l’état-major allié. Le 2e régiment de chasseurs parachutistes est officiellement intégré au dispositif de l’opération Overlord et reçoit son ordre définitif de mission le 21 mai 1944, entériné par le général de brigade MacLeod commandant la brigade SAS11. A cette date, le régiment dépend officiellement du 1er corps aéroporté britannique du lieutenant-général Browning, lui-même, subordonné au 21e groupe d’armées du maréchal Montgomery, commandant en chef des forces terrestres d’invasion.

Pour garantir la sécurité de l’ensemble de l’opération, le commandant Bourgoin assisté des capitaines Puech-Samson et Leblond désignent uniquement les responsables des différentes missions. C’est-à-dire, qu’ils nomment les officiers des quatre sticks précurseurs et des dix-huit équipes cooney-parties, puis les commandants des sticks qui seront largués successivement sur les bases Dingson et Samwest. Le cloisonnement se poursuit en aval. Les responsables des différentes formations choisissent les hommes de leurs sticks sans en référer à l’état-major.

Cette rigueur s’impose également à la section radio. L’adjudant-chef Hoffmann désigne les chefs-radio qui, à leur tour, choisissent leurs subalternes en fonction de leurs affinités. Cette procédure qui n’est pas coutumière permet de « brouiller les cartes » en cas de capture par l’ennemi. Il lui sera, en effet, très compliqué de faire un état des lieux précis des forces en présence et d’établir l’organigramme de la chaîne de commandement. Un des facteurs essentiels de la réussite de la mission des SAS en Bretagne est en effet la qualité des hommes de la section-radio. Celle-ci est constituée à la fin de l’été 1943 à Camberley et placée sous les ordres de l’adjudant-chef Hoffmann. Composée d’une vingtaine d’éléments, la section-radio suit la formation spécifique des parachutistes du Special Air Service tout en poursuivant parallèlement des stages de perfectionnement radiophonique. Au sein du bataillon, la section-radio forme un « clan » intentionnellement isolé, protégé, puisqu’elle a pour mission future, non pas de maintenir une cohésion quelconque entre les différents sticks opérationnels mais bien d’assurer constamment le contact avec la Home Station à des portées hors du cadre habituel, pour renseigner le commandement, en recevoir des ordres et solliciter des missions d’appui aérien et obtenir des parachutages d’armes, de munitions et de ravitaillement12.

C’est donc un plan particulièrement détaillé et précis que met au point la Brigade du Special Air Service, avec un objectif claire : empêcher que les Allemands ne puissent se porter en Normandie et compromettre la réussite du Débarquement.

 

… qui se déroule avec accrocs.

Les hommes du 2e régiment de chasseurs parachutistes doivent dans cette opération jouer une partition d’autant plus délicate qu’ils ne disposent que très peu de temps pour l’exécuter. Or, s’ils sont des combattants d’élite, l’unité du commandant Bourgoin ne constitue malheureusement pas une assurance tous risques à un plan qui, sur le plan militaire, est en contradiction totale avec sa doctrine originelle. Les parachutistes sont formés à la technique du « Hit and Run » ce qui revient à dire « Frapper et Disparaitre ».

Au soir du 5 juin, à 23 heures 04, heure anglaise, débute l’opération Sunflower I, c’est-à-dire l’acheminement des sticks précurseurs sur leur zone de parachutage13. L’importance des éléments appartenant à la Résistance bretonne autorise le déclenchement de la phase 2, c’est-à-dire le largage du Bataillon. Si à l’origine, la mission des précurseurs est d’évoluer dans un secret le plus absolu, ils se retrouvent vite dépassés par les événements. En effet, très rapidement, la Résistance organisée du Morbihan les prend en charge et leur explique qu’il existe un centre de mobilisation doté d’un terrain de parachutage homologué par Londres depuis 1943 sous le nom de code Baleine.

George S. Patton. Wikicommons.

L’ensemble du 2e régiment de chasseurs parachutistes est ensuite réparti, par échelons successifs, sur  les deux bases – Samwest pour les Côtes-du-Nord et Dingson pour le Morbihan – pour encadrer les forces combattantes de l’intérieur. En marge de la constitution des centres mobilisateurs, les cooneys-parties sont déployées sur leur secteur opérationnel dans la nuit du 8 au 9 juin et passent à l’action la nuit suivante. Enfin, lorsque la 3e armée du général Patton amorce son mouvement sur la péninsule armoricaine, le peloton jeep, gardé en réserve en Ecosse, est déployé en deux vagues. La première vague constituée de six jeeps est parachutée à proximité de Malachappe dans la nuit du au 4 août et la seconde, dotée de huit autres jeeps, est convoyée par planeurs Hadrian dans le secteur de Locoal-Mendon dans la journée du 5 août.14

Globalement, les quatre phases des opérations aéroportées en Bretagne se déroulent conformément aux plans stratégiques. Le bilan pourrait donc laisser présager que la mission a eu, dans son ensemble, l’effet escompté, à savoir enrayer la progression du corps de bataille allemand en partance pour la zone de logement en Normandie.

La mobilité allemande

La réalité est sans doute légèrement différente. En effet, à ce stade de l’analyse, il est primordial de prospecter les fonds d’archives allemands pour établir l’impact réel de l’action combinée sur le mouvement des différentes unités allemandes désignées pour « monter au front ». Un des intérêts de ce type d’approche est notamment de présenter chronologiquement les mesures prises par les autorités allemandes pour renforcer le front de Normandie.

Pour la Bretagne, les sources allemandes sur les mouvements des unités de la Wehrmacht proviennent principalement des rapports mensuels du XXV.Armeekorps. A partir du Débarquement de Normandie, ces rapports sont plus lacunaires ou inexistants. Seuls les évènements d’une importance stratégique survenus dans la zone d’action du XXV.Armeekorps sont relatés dans des comptes rendus particuliers, notamment la bataille de Saint-Marcel du dimanche 18 juin 1944. L’ensemble de ces documents proviennent de microfilms d’origine américaine, détenus par le département de l’Armée de Terre du Service historique de la Défense. Ces archives constituent bien évidemment une source essentielle en raison de leur fiabilité et de leur régularité, bien que l’intérêt des rapports puisse varier selon les qualités rédactionnelles de leurs auteurs. Néanmoins, leur consultation nous permet une approche satisfaisante de la situation militaire allemande puisque ce corps d’armée séjourne sans interruption en Bretagne pendant toute la durée du conflit.

Tombre commémorant les parachutistes SAS de la France libre ayant sauté dans la nuit du 6 juin 1944 (détail). Collection particulière.

Le 6 juin 1944, à 1 heure 30, le rapport du XXV.Armeekorps15 mentionne  que « des parachutistes français en uniforme anglais chargés de missions de sabotage sont faits prisonniers16 à Plumelec par le 285e Groupe Cycliste de l’Est ». 2 heures 02, la 7e armée allemande ordonne la mise en état d’alerte n° II à l’ensemble des divisions cantonnées en Bretagne avant 2 heures 18. A 3 heures 20, la 7e armée décide d’élever l’état d’alerte au niveau n° I en raison « des débarquements de parachutistes et de troupes aéroportées dans la région Carentan, Caen, Falaise, Saint-Pierre-Eglise [sic] ».

A 9 heures 30, le XXVe corps d’armée donne l’ordre aux groupes tactiques17 (G. T.) des 265e (Quimperlé) et 275e divisions (Redon) de se tenir prêts à faire mouvement vers la Normandie par voie de chemin de fer. La 353e division (Lampaul) rend compte que son unité anti-chars A est prête à prendre le départ immédiatement et que le reste de la division pourra être en mesure de le suivre à 19 heures 30.

A 23 heures, la 275e division d’infanterie reçoit l’ordre de constituer des commandos de chasse pour intervenir contre les troupes aéroportées dans le Morbihan.

Le 7 juin, à 0 heure 15, le G.T. de la 265e division est subordonné au 84e corps d’armée du général Marcks et doit rejoindre la région de Saint-Lô. Les perturbations du trafic ferroviaire ressenties dans toute la péninsule obligent le XXVe corps d’armée à faire transporter le groupe tactique de la 265e division par convois autoroutiers et bicyclettes. A 13 heures 05, la 3e division de parachutistes reçoit l’ordre de faire mouvement vers la Normandie. A 20 heures 15, la 275e division annonce que son groupe tactique part par le rail à l’exception du régiment d’artillerie qui n’a pu embarquer par manque de moyens.

Le 8 juin 1944, le rapport du XXVe corps mentionne que « du fait de l’augmentation considérable des actes de sabotage, les communications avec l’Armée ont été interrompues à plusieurs reprises pendant des heures au cours de la nuit ». A 1 heure 15, le XXVe corps demande que le 2e Régiment de Parachutistes de maintenance et d’instruction lui soit subordonné pour assurer la sécurité des arrières de sa zone et renforcer la lutte contre les « terroristes ». Le terme « terroriste » est généralement adopté par les Allemands pour désigner toute personne combattant sans uniforme et employant des formes de lutte subversive qui peuvent revêtir différents aspects, comme le sabotage ou encore les attentats. Mais, en Bretagne, les Allemands englobent dans cette appellation les parachutistes du SAS qui, malgré leur tenue militaire, ne sont pas considérés comme une armée conventionnelle puisque leurs méthodes d’action s’apparentent à celles de la Résistance. On connait ainsi la célèbre directive  003830/42 g.Kdos./OKW/WFST datée du 18 octobre 1942 dans la quelle Hitler ordonne

« qu’à l’avenir, tout ennemi livré aux troupes allemandes, provenant des soi-disant raids de commandos en Europe ou en Afrique, même s’il s’agit apparemment de soldats en uniforme ou de saboteurs avec ou sans armes, au combat ou en fuite, soit abattus jusqu’au dernier homme. Il est entendu qu’il en est de même pour ceux amenés par bateaux, par avions ou parachutés pour entrer en action. Même si ces sujets lors de leur découverte semblaient s’apprêter à se rendre, tout pardon est à refuser, pour ne pas déroger à ces principes. »18

A 23 heures, le groupe tactique  de la 265e division d’infanterie informe le corps d’armée de son départ pour la Normandie. 20 minutes plus tard, la 353e division d’infanterie confirme les départs de son 1353e groupe de canons d’assaut et d’une section anti-chars de la 353e division d’infanterie.

Parachutistes allemands. Wikicommons.

Le 9 juin, à 0 heure 55, le 2e régiment de parachutistes de maintenance et d’instruction à pour ordre de rejoindre le IIe corps parachutiste dans le Cotentin. A 17 heures, l’ordre de mission est annulé pour contenir la pression de l’action combinée. A 20 heures 30, la 353e Division reçoit l’ordre de se retirer de son secteur pour être engagée dans la presqu’île du Cotentin.

Le 10 juin, un détachement précurseur de la 2e division parachutiste annonce au corps d’armée que l’ensemble de la division a quitté Cologne pour être engagée dans le Morbihan. A 11 heures 40, la 353e division d’infanterie est prête à partir, mais la dégradation du réseau ferroviaire breton ne permet pas l’acheminement des troupes par le rail. L’état-major divisionnaire, le bataillon de fusiliers et la compagnie de génie empruntent des transports routiers tandis que le reste des unités partent à pied. Notons les recommandations faites par l’état-major :

«  Utiliser routes secondaires. Attention aux attaques aériennes, ne marcher que de nuit, le plus vite possible… »

Le 11 juin à 1 heure 35, la 353e division d’infanterie commence son mouvement vers la Normandie. Le lendemain, le corps d’armée réorganise son système de défense de la Bretagne. Il notifie notamment de « retirer des divisions les éléments à bicyclette en vue de la lutte contre les bandes ». Dans la nuit, le 3e bataillon du génie de la 343e division d’infanterie part pour la Normandie19. Le 13 juin, la 2e division parachutiste est déployée sur les défenses côtières pour prévenir d’un éventuel débarquement par mer. Si on n’enregistre aucun départ de troupes allemandes pour la Normandie entre le 14 et le 17 juin 1944, faute de moyens de transport, celles-ci ne demeurent pas inertes et en profitent pour se réorganiser. En effet, priorité absolue est donnée à la lutte contre l’action combinée et les menaces d’un débarquement de soutien dans la presqu’ile de Rhuys, à l’entrée du Golfe du Morbihan.

Détruire l’action combinée

Le 18 juin, Saint-Marcel monopolise toute l’attention des forces allemandes20. A 20 heures 50, l’état-major du XXVe Corps d’Armée note dans son rapport qu’étant « donné la recrudescence de l’activité des bandes dans la zone du corps d’armée, le C.A. demande le transfert de certaines de ses troupes dans sa zone ». Cet ordre concerne les éléments restants de la 275e division, de la 2e division parachutiste et du 780e bataillon de Géorgiens. Le 19 juin, aucun départ n’est enregistré dans les rapports du corps d’armée. Les ordres ne concernent plus dans l’immédiat les renforts pour la Normandie mais la recherche et la destruction de l’action combinée comme l’atteste l’état-major :

« L’attaque contre les bandes  à Malestroit n’a pu avoir lieu, l’ennemi ayant évacué la position dans la nuit ou à la première heure et s’étant dérobé vers le Nord-Ouest. La reconnaissance lancée immédiatement, n’a pu le retrouver jusqu’à présent et poursuit sa mission. »

Le 20 juin, à 02 heures 26, le VIIe corps en accord avec le groupe d’armées B ordonne au 2e groupe de D.C.A. de la 2e division parachutiste de rejoindre par la route le secteur de Vire pour renforcer le IIe corps parachutiste. Le 23 juin, l’état-major du VIIe corps d’armée expose pour la première fois à l’état-major de la 7e armée la situation concrète en Bretagne : 

« Il n’y a aucun doute que la formation par les anglais et les gaullistes d’un mouvement de Résistance en Bretagne bat son plein. Il y a déjà eu des combats avec d’assez importants du 4ème Bataillon Para français libres [sic] devant servir d’ossature aux unités, appel et rassemblement de plusieurs centaines de français. Ces renseignements sont confirmés par de nombreuses déclarations de prisonniers... »

De ce fait, le général Fahrmbacher demande à la 7e Armée la possibilité de mettre à contribution la Marine, la Luftwaffe et le Sicherheitsdienst21 (S.D.), ainsi qu’un renfort d’urgence de 10 corps francs. En conclusion de son rapport, le 7e Corps évoque « la fragilité du procédé actuel de la lutte contre les bandes ».

A droite, aux côtés du général Rommel, le général Fahrmbacher sur le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire, le 18 février 1944. Bundesarchiv: Bild 101I-719-0208-13A.

Alors que les départs vers la Normandie continuent, le 29 juin, les troupes de l’Est stationnées en Bretagne sont particulièrement mises à contribution. Elles doivent former 5 commandos de chasse pour renforcer la 275e division d’infanterie et le 2e régiment parachutiste de maintenance et d’instruction pour la « lutte contre les bandes ». Le 1er juillet, la 7e armée annonce au corps de bataille en Bretagne ses recommandations à observer concernant :

« les ordres de Londres et d’Alger donnés aux mouvements de résistance pour la mise en état d’alerte et le déclenchement de certains actes de sabotage et sur les caractéristiques d’actions aéroportées en perspective. Mise en état d’alerte et mise en garde sont à pousser au maximum… »

Le lendemain, la psychose d’un éventuel débarquement en Bretagne continue d’influencer les réactions des allemands comme l’atteste le rapport du XXVe corps d’Armée établi à 1 heure 30 :

« le trafic radio ennemi a pris la même forme qu’au moment précédant l’invasion. On a constaté une forte augmentation des télégrammes radio ennemis. Il faut être des plus vigilants, car on doit s’attendre à une nouvelle invasion au moins dans les prochains jours. »

Ce phénomène explique pour partie la réticence des allemands à se séparer de leurs troupes en position défensive sur le littoral breton. A 18 heures 50, le corps d’armée expose dans son rapport que : « d’après les bruits dans la population civile, d’assez importants groupes de terroristes s’attaqueraient  dans la nuit du 5 juillet22 aux petits détachements de troupes isolées ».

Diplôme de combattant des Forces françaises de l'Intérieur remis après la Libération. Collection privée.

Le 3 juillet, sur ordre du groupe d’armées B, la 275e division d’infanterie doit se tenir prête à partir pour la Normandie. Mais trois jours plus tard, le 6 juillet, le corps d’armée persiste à croire à un débarquement allié dans la péninsule armoricaine. A 14 heures, l’état-major mentionne dans son rapport :

« en tenant compte du fait que l’ennemi, fort de son expérience à Cherbourg, pourra tenter de s’emparer par surprise d’importants points d’appui et de ports […] Il faut absolument maintenir de fortes garnisons dans les forteresses en dégarnissant les autres secteurs. »

Aussi, une nouvelle fois, entre le 7 et le 10 juillet, les Allemands se réorganisent dans le but de gagner en efficacité contre l’action combinée. Ce mouvement est semble-t-il couronné de succès puisque que le 11 juillet, alors que la 275e division d’infanterie est en route pour la Normandie, les archives précisent que

« le mouvement se fait normalement. Les objectifs journaliers sont atteints sans incidents notoires. »

Militaires allemands effectuant des interrogatoires de civils en Bretagne, en juillet 1944. Bundesarchiv: Bild 183-J27288.

En effet, à la fin du mois, c’est bien la lutte contre l’avancée alliée qui semble essentielle aux yeux des Allemands. C’est ainsi que le 31 juillet, à 1 heure 15, le LXXIVe corps d’armée confirme le départ de la 77e division d’infanterie pour le sud de la Manche afin de bloquer toutes les tentatives américaines visant à s’ouvrir les voies de communications routières avec la Bretagne : « l’attaque ennemie à Avranches doit être contenue à tout prix ».

 

De nouvelles perspectives ?

Aujourd’hui encore le prestige des parachutistes de la France libre est immense. Loin de nous d’ailleurs la volonté de vouloir souiller l’honneur de ces combattants extraordinaires. Nuls autres qu’eux n’illustrent mieux la célèbre devise « qui ose gagne » du Special Air Service tant la mission qui les attend en Bretagne en cet été 1944 est périlleuse. Néanmoins, il n’en demeure pas moins que sur un plan strictement militaire, l’évaluation de l’action combinée menée par le 2e régiment de chasseurs parachutistes est assez limpide. Le SAS n’a pas eu l’impact espéré quant à la désorganisation du transport allemand. La mission d’interdiction est un échec. Les quelques actions sporadiques n’ont finalement qu’émoustillé l’état-major de la Heer stationné dans la péninsule armoricaine.

Un constat global d’échec

Une réalité statistique plus que toute autre dit bien combien la mission confiée au 2e RCP en Bretagne en cet été 1944 est difficile : le bilan humain est en effet le plus lourd de toutes les campagnes du SAS français.

Les raisons de l’échec d’une mission annoncée dès le début comme une aberration se déclinent en plusieurs critères concordants. La première raison qui s’avère de loin la plus préjudiciable est le fait que les parachutistes, si on excepte l’action des cooney-parties, n’ont pas eu la possibilité d’adopter le corpus doctrinal conçu par David Stirling, le père fondateur du SAS, en évoluant en petits groupes indépendants visant la destruction systématique des organes stratégiques de l’ennemi. Cette conceptualisation inappropriée de l’emploi du SAS est révélatrice de l’immaturité de la pensée stratégique de l’état-major.

 

Les Bérets rouges, livre publié par Henry Corta après la guerre. Collection privée.

L’on peut également déplorer l’engagement trop tardif des parachutistes puisque, au final, ils ne sont pas opérationnels avant la nuit du 8 au 9 juin. Or, les renforts allemands quittent majoritairement la Bretagne entre le 6 et le 8 juin, pour aller renforcer le corps de bataille en Normandie. Au cours de l’été, d’autres départs interviennent de manière aléatoire sans que les parachutistes soient en mesure d’intervenir efficacement. De cet engagement, le lieutenant Henry Corta commandant la cooney-party 415 fait une analyse lucide :

« L’emploi de parachutistes soit par grandes unités soit en mission de combat était une erreur. Les SAS ne ressemblaient pas aux unités parachutées en Normandie qui disposaient d’armement lourd amené en planeurs. La force des SAS était leur mobilité, leur dispersion sur une vaste étendue, les manœuvres par petits groupes indépendants qui permettent d’attaquer des objectifs de toute sorte pour une courte durée et avec surprise et rapidité. » 23

Des agents politiques ?

Le lieutenant Botella, commandant l’échelon précurseur de la base Samwest abonde lui aussi en ce sens :

« A cette mission purement tactique vient s’ajouter une mission de nature toute différente et difficilement conciliable avec la première : provoquer une levée massive de la Résistance. La constituer en unités organisées, encadrées et armées. Cette mission doit être considérée comme prioritaire. Ces instructions […] étaient de toute évidence dictées par la crainte de voir la Résistance se fédérer indépendamment du Gouvernement provisoire ou se morceler en fractions dissidentes à objectifs politiques et par le souci de renforcer la position de la France au moment des négociations de paix. Nous en comprenons mal la portée ; jouer un rôle politico-militaire ne nous séduisait pas et surtout nous avions conscience de n’être ni éduqués, ni entrainés, ni organisés, ni équipés pour pareille tâche. D’autre part, elle [la mission] était incompatible avec le secret absolu qui conditionne le succès des opérations de commandos. La double mission imposée au bataillon, comme ses modalités d’exécution, avaient donc été vivement critiquées dès avant le départ. » 24

Le capitaine Leblond, commandant la base Samwest, ne mâche pas non plus ses mots pour dénoncer l’absurdité d’une telle mission, à contre-courant de l’enseignement primaire du SAS : « ça ne tient pas debout ! Les Frisés vont immédiatement nous repérer et nous ratatiner ! »25 Le capitaine Marienne, commandant les échelons précurseurs n’est pas plus optimiste : « C’est le type parfait de la mission suicide ! » 26

Les propos de ces différents acteurs de l’engagement des parachutistes en Bretagne nous interpellent sur la nature réelle d’une mission habituellement présentée comme étant purement militaire. A leur lumière, il apparait que si l’action des parachutistes s’inscrit bien dans le cadre d’une mission d’interdiction stratégique résolument orientée vers des objectifs militaires, elle a également – à l’insu des parachutistes eux-mêmes d’ailleurs – une vocation politique, celle de fédérer les différents mouvements de résistance intérieure.

Carte de FFI. Collection privée.

L’origine de ces instructions parallèles est finalement aisée à circonscrire et prend bien entendu sa source dans un climat politique français qui, par bien des égards, préfigure la guerre froide, trois ans avant la fin du tripartisme. L’autorité militaire exercée sur ces groupes de résistance aux divergences politiques affirmées devrait limiter leur marge de manœuvre et ainsi déjouer leurs ambitions partisanes. La finalité de cette opération serait donc d’amener la Résistance bretonne à accepter d’être « une et indivisible » sous l’égide du général de Gaulle, l’artisan de la résurgence des institutions républicaines.

Un autre élément semble étayer cette thèse. Le 3 août 1944, la mission Aloès commandée par le colonel Eon, qui dispose d’une trentaine d’hommes, officiers et sous-officiers interalliés, est parachutée dans les Côtes-du-Nord27. Or son ordre de mission parait pouvoir s’intégrer dans une grille de lecture politique des missions parachutistes en Bretagne : « La mission Aloes doit impérativement placer sous son autorité l’ensemble des forces résistantes de la Bretagne »28 .

Le général américain Omar Bradley. Wikicommons.

C. Bougeard n’explique d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il écrit qu’avec Aloès

« le colonel Eon doit prendre le commandement des FFI bretons et coordonner leurs actions avec les américains, ainsi que le colonel Passy. Les Américains qui se méfient des FFI et surtout des communistes voudraient que la mission Aloès obtienne le désarmement des combattants dès l’arrivée de leurs troupes. »29

C’est d’ailleurs ce qu’indique de manière assez explicite un rapport adressé à l’état-major FFI :

« Le général Bradley désirait fortement que des instructions soient envoyées aux civils d’avoir à remettre leurs armes dès qu’ils seraient dépassés par les troupes alliées. Il fait savoir que la 3e Armée a reçu des instructions pour rassembler ces armes. » 30

Or désarmer la Résistance, n’est-ce pas le plus sûr moyen de neutraliser ce potentiel problème politique ?

 

Pour essentiels qu’ils soient, les témoignages de Botella, Marienne et Leblond ne sont pas sans poser certaines interrogations méthodologiques. Sont-ils représentatifs de l’opinion de l’ensemble des parachutistes SAS qui opèrent en cet été 1944 en Bretagne ? Les faits sont néanmoins posés. Le débat est ouvert et ne fait que commencer. Certes, l’état-major n’a jamais eu conscience de l’emploi opérationnel des unités spéciales aéroportées en milieu hostile et non conventionnel. De même, il n’a pas mesuré les avantages qu’il pourrait tirer d’une unité d’élite engagée derrière les lignes ennemies dans le but de saboter systématiquement l’ensemble de ses facteurs logistiques. Mais était-ce vraiment les intentions des Alliés ? Ne poursuivaient-ils pas d’autres buts ?

De telles interrogations invitent sans conteste à reconsidérer le rôle des parachutistes français en Bretagne en 1944. L’historiographie future dira la place du politique dans cette opération. Pour autant et indépendamment de l’immense respect que l’on doit porter à ces hommes, il n’en demeure pas moins que le bilan de l’action combinée doit dès aujourd’hui réévalué. Les acteurs eux-mêmes ne sont pas dupes. Ainsi, dans un rapport daté du 2 février 1946, le colonel Eon juge d’une plume particulièrement sévère le bilan de ses compagnons d’armes :

« L’un d’eux, particulièrement typique, est celui du 4e bataillon de parachutistes dropé en Bretagne en juin 1944 pour y accomplir un programme de destructions et de sabotages par sticks de faibles effectifs. Dès son arrivée, cette unité a tenté de constituer avec les éléments de maquis du Morbihan des rassemblements armés de plusieurs milliers d’hommes groupés en quelques grosses bases d’opérations dans une région perméable partout aux unités de Feldgendarmerie motorisées. Le résultat a été : la dispersion presqu’immédiate des bases en cause avec de très lourdes pertes dans un personnel d’élite irremplaçable, plusieurs semaines avant le déclenchement de la guerre ouverte, la prise par l’ennemi d’une grande partie de l’armement parachuté, enfin de très grosses difficultés, par la suite, pour travailler dans cette zone en présence d’une Gestapo31 alertée et renforcée. » 32

 

Olivier PORTEAU

 

 

1 WIEVIORKA, Olivier, Histoire du débarquement en Normandie (des origines à la libération de Paris 1941-1944), Paris, Editions retrouvées, avril 2012, p. 9.

2 QUELLIEN, Jean, Jour J et Bataille de Normandie, Le Mémorial de Caen, mai 2004, p. 40.

3 Ibid.

4 Oberkommando der Wehrmacht : Haut Commandement de l’Armée allemande (Heer, Luftwaffe, Kriegsmarine).

5 CECILE, Jean-Jacques, « Contributions des forces spéciales à une mission d’interdiction stratégique : l’exemple des SAS français en Bretagne (juin 1944) », Renseignements et opérations spéciales, n°1, mars 1999, p. 119-134.

6 IRWIN, Will, Les Jedburghs. L’histoire secrète des Forces spéciales alliées en 1944, Paris, Perrin, 2005.

7 Entretiens de l’auteur avec le capitaine Leblond de 2007 à 2009.

8 SHD-DAA : 4 D 163, Infanterie de l’Air et régiments de chasseurs parachutistes (1941-1948).

9 Un stick parachutiste comprend généralement 10 hommes.

10 Parachutistes et Résistants forment ces groupes mixtes. Le rôle des résistants est surtout d’assurer un guidage précis sur les objectifs.

11 National Archives, Kew: WO 218-190. Sur la genèse des parachutistes SAS on se permettra de renvoyer à PORTEAU, Olivier, « L’action combinée du 2e régiment de chasseurs parachutistes et de la Résistance bretonne dans le dispositif stratégique de l’opération Overlord », in HARISMENDY, Patrick et LE GALL, Erwan (Dir.), Pour une histoire de la France libre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 107-116.

12 Entretiens de l'auteur avec les radios Maurice Sauvé (2006) et Georges Chamming’s (2007) ; CORTA, Henry, Qui Ose Gagne, Vincennes, Service historique de la Défense, 1997, p. 38.

13National Archives, Kew : Air 27/2584.

14 SHD-DAA : 4 D 163, Infanterie de l’Air et régiments de chasseurs parachutistes (1941-1948) ; National Archives, Kew : Air 27/2584.

15 Rapport d'activité du XXVe corps d'armée allemand en occupation en Bretagne (13 décembre 1940 - 20 novembre 1944) traduit et annoté par le commandant Even, Vincennes, SHAT, 1978.

16 Il s’agit des 3 radios (Jordan, Etrich et Sauvé) du stick précurseur Marienne parachuté au Halliguen sur la commune de Plumelec.

17 Les groupes tactiques sont une particularité du commandement allemand. Contrairement aux Anglo-Saxons qui déplacent généralement l’ensemble d’une division, la Wehrmacht prélève seulement les unités au sein des divers régiments dont elle a besoin. Ainsi, pour la formation d’un groupe tactique, les Allemands peuvent prendre un bataillon d’infanterie dans un régiment, une batterie d’artillerie et une compagnie de génie provenant du même régiment ou d’un autre.

18 Fuerher Directives and Other Top-level Directives of the German Armed Forces, 1942-1945, Washington, National Archives and Records Administration, 1948, p. 51.

19 Ce bataillon est bloqué le 16 juin à Saint-Brieuc par manque d’essence.

20 LE FLOCH, Stéphane, La Résistance de l’Armée dans le Morbihan (1940-1944). Le 2z bataillon ORA, un exemple de continuité et d’adaptation opérationnelle à une forme de combat non-conventionnel, Mémoire de Master 2 sous la direction de COUTAU-BEGARIE, Hervé, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 2010.

21 Service de Sûreté.

22 Nous savons qu’effectivement Marienne avait donné un ordre de mobilisation générale à cette date. L’importante pression allemande dans le secteur de Lanvaux oblige finalement Marienne à différer son ordre. Il envisage de déclencher la guérilla aux environs du 15 juillet, mais est assassiné le 12 alors qu’il rassemble ses chefs de groupes pour leur communiquer leurs ordres de mission.

23 Notes du lieutenant Henry Corta sur l’utilisation des S.A.S. conservées au Musée de la Résistance Bretonne à Saint-Marcel.

24 SHD-DAA : 4 D 163, Infanterie de l’Air et régiments de chasseurs parachutistes (1941-1948).

25 Ibid.

26 Entretiens de l’auteur avec le capitaine Leblond de 2007 à 2009.

27 National Archives, Kew : HS 6/363 ; Arch. Dép. Morbihan : 41 J 25, fonds Roger Leroux.

28 National Archives, Kew : HS 6/363

29 BOUGEARD, Christian, Histoire de la Résistance en Bretagne, Paris, Editions Jean-Paul Gisserot, 2002, p. 106.

30 SHD-DAT : 13 P 34., dossier 1, état-major de la région M2.

31 Il s’agit en fait du SD.

32 National Archives, Kew : HS 6/363.