La Bretagne et l’Insurrection de Pâques 1916

 

L’histoire en tant que discipline produisant des savoirs est indissociable de l’historiographie. Or cette dernière n’affectionne rien tant que les décentrements, les angles inédits d’approche, les nouvelles perspectives. Et c’est précisément ce que nous propose ici l’historien américain Justin Dolan Stover en revisitant dans une perspective d’histoire connectée l’influence de la sanglante Pâques 1916 irlandaise sur le mouvement breton.

Par Justin Dolan STOVER

 

 

Dans son ouvrage The Longman companion to European nationalism, 1789-1920, R. Pearson qualifie l’insurrection de Pâques 1916 comme une source « d’inspiration [pour les] nationalistes Bretons. »1 C’est sûrement vrai. Pourtant, ce stimulus historique est souvent présenté sur un ton indifférent, ce qui minimise de façon significative la profondeur et la complexité des relations brito-irlandaises. L’Irlande et la Bretagne, ainsi que les expatriés irlandais et bretons dans la France entière, ont eu des interactions diverses avant la Première Guerre mondiale et pendant la période révolutionnaire irlandaise (1916-23). Bien que limitées, ces influences ont aidé à développer le nationalisme breton et ont légitimé l’internationalisme du mouvement de l’indépendance irlandaise. Le centenaire de la Pâques 1916 invite à une revue de ces relations, tant du point de vue des racines culturelles et des connections politiques, que de la nature et de l’ampleur des réactions suscitées à l’étranger par l’insurrection irlandaise.

 

Connections avant la Première Guerre mondiale

Le catholicisme est un lien culturel important entre l’Irlande et la France pendant toute la période moderne, ce que la Grande Bretagne a souvent compris au-delà d’un fait religieux commun. Les lois pénales destinées à réduire l’influence catholique, notamment sur le plan politique, sont instaurées dans le but d’éliminer la menace Jacobite au profit de la Protestant Ascendancy en Grande Bretagne et en Irlande.2 Une surveillance plus étroite est déployée pour contrôler l’étendue et l’influence du nationalisme irlandais à la suite de la Grande famine (1845-52), particulièrement quand les principaux idéologues du mouvement Young Ireland essayent d’internationaliser la cause irlandaise, surtout en France et en Amérique du Nord. L’intérêt des Français pour les Irlandais augmente dans les dernières décennies du XIXe siècle à mesure que l’impérialisme britannique risque de marginaliser les intérêts français en Afrique. Pendant ce temps, Paul Cambon, l’ambassadeur de France en Grande Bretagne, établit des rapports scrupuleux sur l’opinion publique irlandaise et sur l’activité nationaliste, documents qu’il adresse au ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé. En dehors des cercles politiques, des réseaux irlandais en France font écho du sentiment nationaliste de la mère-patrie. Par exemple, en 1897, L’Irlande Libre – « la voix des expatriés à Paris » – identifie l’Angleterre comme « l’ennemi de la paix mondiale », en faisant référence à l’hégémonie navale et l’expansion coloniale britannique. Cette rhétorique s’adoucit à la suite de l’Entente Cordiale, du fait de l’alliance de la Grande-Bretagne et de la France face à la puissance croissante de l’Allemagne en Europe. Cependant des dissidents et des activistes culturels continuent à être actifs en Bretagne et en Irlande. Ils plaident pour une autonomie régionale déconcentrée ou régionalisée et font ressusciter une littérature de contes folkloriques afin de démontrer leurs traditions historiques distinctes et séparées. Ces mouvements, avec des contributions venues d’Ecosse et du Pays de Galles, aident à créer et à renforcer une identité panceltique.3

Un foisonnement de mouvements

Ironiquement, les piliers de la renaissance culturelle bretonne et irlandaise opèrent depuis leurs capitales respectives – Paris, Londres et Dublin – et non pas depuis les arrière-pays ruraux glorifiés.4 Pendant qu’Anatole Le Braz, W.B. Yeats, et Lady Gregory insufflent à leurs travaux une inspiration celtique, les débats sur le Home Rule5,le régionalisme, et la dévolution politique sont présents dans toute la périphérie celtique de l’ouest : en Bretagne et en Irlande aussi bien qu’en Ecosse et au Pays de Galles. Des aspects sociaux, athlétiques, politiques et linguistiques complémentaires au mouvement littéraire sont expérimentés dans les Gaelic League, Gaelic Athletic Association, Young Scots Society, Young Wales, et l’Union Régionaliste Bretonne. Des tentatives pour donner une cohésion plus large au mouvement celtique se retrouvent dans la Celtic Literary Society, le Pan-Celtic Congress, et la Celtic Association. Sans être en mesure d'atteindre un nombre de membres suffisant et l'influence dont jouissent les organisations internationales, le pan-celticisme propose la mise en œuvre d’un partenariat réciproque, ce que le poète breton Camille Le Mercier d’Erm observe comme l’évidence d’une « solidarité raciale ».6

Carte postale, collection particulière.

Une telle cohésion est bien accueillie par différents observateurs. « Taldir » (François Jaffrennou), un poète breton et cofondateur de l’Union Régionaliste Bretonne, applaudit la fondation de Celtia, a pan-Celtic magazine publié par la Dublin Celtic Association :

« Merci alors à vous, le peuple d’Irlande, et à vous surtout, ‘Negesydd o'r [le messager de] Ynyswerdd’, pour votre travail au nom de nos pays dans les bons et mauvais moments. Nous autres en Bretagne sommes avec vous. »7

The Celtic Review, d’abord publié en 1904, présente des contributions d’auteurs et de poètes irlandais, écossais et gallois, et consacre un numéro entier aux proverbes bretons.8 En 1912, La Ligue Celtique Française publie La Poétique, qui a coordonné et traduit des nouvelles de toute la périphérie celtique. En dehors du monde littéraire, il n’y a que peu d’autres exemples qui montrent des empreintes individuelles ou locales de la connexion brito-irlandaise avant la Grande Guerre. Les archives irlandaises fournissent quelques témoignages tacites. Après leur mariage, Desmond et Mabel Fitzgerald partent en direction de Saint-Jean-du-Doigt, une commune littorale au Nord-Est de Morlaix que Desmond a connu au cours de sa participation antérieure au groupe de poètes Imagist.9 Au même moment, le Reverend Brother Denis O’Dowd partage son savoir des langues irlandaise, galloise, mannoise, française et bretonne avec des étudiants de la Christian Brothers School à Dingle, dans le comté de Kerry. Cette rencontre a profondément marqué le jeune Tadhg Kennedy, qui rejoint plus tard la Kerry Brigade de l’Armée républicaine irlandaise (IRA).10

Les efforts pour organiser une communauté littéraire panceltique dépassent toute coordination politique avant la Première Guerre mondiale. En Irlande, le parti politique Sinn Féin reste fidèle à la définition de son nom, « nous-mêmes tous seuls », pendant que la Fédération Régionaliste de Bretagneet le Parti nationaliste breton, tous deux fondés en 1911, agrandissent leurs structures en Bretagne. Néanmoins, avant l’été 1914 des régionalistes bretons font avancer diverses causes pour l’autonomie politique et culturelle ; et un Home Bill irlandais est voté à la Chambre des communes de Westminster. À bien des égards, les attentes présentées dans l’édition de 1901 de la revue Celtia, qui déclare que le XXe siècle reconnaîtrait « ces caractéristiques qui distinguent les nations celtiques de leurs voisins plus forts », semblent prophétiques.11

Une rupture : La Grande Guerre

L’explosion de la guerre en Europe a dévié significativement les trajectoires des nationalismes irlandais et breton. Le Home Rule en Irlande entre en vigueur mais son application est reporté à la fin des hostilités. Les chefs politiques John Redmond et Edward Carson demandent à leurs adhérents nationalistes et unionistes respectifs de s’engager dans les divisions irlandaises de l’armée anglaise ; des unités des Irish et d’Ulster Volunteers  affluent en masse dans les centres d’enrôlement pour montrer de leur loyauté à la Grande-Bretagne.12 Au total, la contribution irlandaise à la guerre s’élève à près de 250 000 soldats. Les Bretons quant à eux sont plus d’un million à servir au cours de la Première Guerre mondiale. Toutefois, c’est leur taux de mortalité qui les distingue au sein de l’armée française : les pertes bretonnes approchent les 22%, alors que la moyenne nationale est de 17%.13 Des nationalistes culturels continuent leur travail pendant la guerre, tandis que les groupes politiques qu’ils complètent deviennent de plus en plus marginalisés. Bien que le Sinn Féin ne soit pas un parti politique majoritaire avant 1916, il se retrouve amoindri par le Defense of the Realm Act14, et le Parti nationaliste breton suspend ses activités en reconnaissance de l’Union Sacrée en France.

Le nationaliste John Redmond présente le drapeau irlandais à un corps de volontaires. University College Cork, Ireland.

Alors que la guerre allie certaines parties des sociétés anglaises et françaises, elle menace d’en radicaliser d’autres. Certaines factions irlandaises voient la guerre comme une opportunité de se battre pour leur indépendance. Le cœur de l’Irish Republican Brotherhood, une société républicaine dont les membres sont liés par serment, commence à échafauder des plans de rébellion afin de renverser le contrôle britannique de l’Irlande. La guerre a également stimulé le nationalisme breton. Comme Jack Reece le soutient :

« En perturbant soigneusement la société bretonne grâce à la mobilisation de sa population par la production de guerre à la maison et le service militaire au front et en provoquant la mort de tant de ses plus vigoureux jeunes hommes, la guerre a généré de nouvelles rancœurs tout en en ressuscitant des vieilles. »15

En 1915, les autorités françaises se rendent compte aussi du potentiel de la guerre à transformer la société irlandaise. « En France, nous ne comprenons pas la question irlandaise », écrit Cambon. :

« Pendant de nombreuses années, elle nous apparaissait comme une question religieuse, ou une question agraire, ou une question de partis politiques, mais elle est vraiment une question nationale et elle prend sa pleine mesure sous l’influence de la guerre, celle qui partout réveille les vieux instincts de nations. »16

 

L’Insurrection de Pâques 1916

Le nationalisme séparatiste irlandais mûrit au fur et à mesure de la progression de la guerre. Une campagne désastreuse à Gallipoli en 1915 a causé de nombreuses victimes au sein des unités irlandaises, alimentant le ressentiment.

Pâques en Irlande

Partout en Irlande, un petit mais influent contingent des Irish Volunteers, ostensiblement dirigé par Eoin MacNeill, refuse l’enrôlement dans l’armée britannique et insiste sur le fait que de lutter pour l’Irlande n’implique pas le service à l’étranger. Les dirigeants de l’Irish Republican Brotherhood, qui avaient infiltré les postes clés des Volunteers, sont d’accord. Le lundi de Pâques, 24 avril 1916, un petit contingent d’environ 1 500 personnes issues des Irish Volunteers, de l’Irish Citizen Army, et des Cumman na mBan (une organisation paramilitaire d’Irlandaises républicaines), occupe des positions symboliques dans la ville de Dublin et proclame la République d’Irlande. Les rebelles tiennent leurs positions pendant presque la semaine entière, jusqu’à ce que les bombardements de l’artillerie britannique, et les incendies résultant, ainsi que la perspective de davantage de morts civils poussent Padraig Pearse, commandant en chef des forces rebelles, à se rendre.

A Dublin, après la Pâques 1916, sur Sackville Street aujourd'hui dénommée O'Connell Street. Wikicommons.

L’Insurrection de Pâques a eu grand effet en Irlande et dans le monde entier. La destruction physique de Dublin est importante.17 Les separation women, un groupe de femmes dont les maris sont au front, persécutent les rebelles envoyés en internement en Grande-Bretagne. Les dirigeants de l’armée française sont convaincus d’une complicité allemande. Depuis Londres, le Colonel de la Panousse, l’attaché de l’armée française, tente de relater sa version des événements au Ministre de la guerre à Paris.18 Le 25 Avril, mardi de Pâques, il envoye la nouvelle que les rebelles sont alors « payés par nos ennemis [l’Allemagne] ».19 Cambon, lui aussi, souligne l’influence allemande. Vers la fin de la semaine de Pâques, il envoie un télégramme aux ambassadeurs et ministres français en Europe qui explique que bien que l’insurrection émane de plusieurs facteurs, elle est « certainement provoquée par les chefs allemands. »20 Ces suspicions ne sont pas sans fondement. L’ancien diplomate anglais Roger Casement a voyagé en Allemagne vers la fin de l’année 1914 dans le but de recruter une force de combattants irlandais au sein des camps de prisonniers de guerre de l’armée britannique. Cette force ne s’est jamais concrétisée comme prévu et Casement a été renvoyé en Irlande via un sous-marin allemand le Vendredi saint pour essayer d’arrêter la rébellion. Au final, la France est soulagée que l’Insurrection de Pâques n’ait pas trop contrarié l’effort de guerre des alliés.21

Pâques en Bretagne

L’Insurrection de Pâques impacte significativement la Bretagne en 1916 et inspire par la suite le développement du nationalisme breton. Mais comment cela est-il arrivé et pourquoi ? La réaction locale immédiate à l’Insurrection est difficile à discerner en Bretagne. Des impressions plus personnelles ont été communiquées rétrospectivement, mais suggèrent néanmoins l’impact transformateur de l’Insurrection. Plusieurs individus, qui souhaitent revitaliser le nationalisme breton après la Grande Guerre, ont été profondément touchés. Pour François Debeauvais, alors adolescent, l’Insurrection a provoqué une conversion instantanée en Bretagne, « en éveillant le sentiment ethnique breton. »22 Olier Mordrel, un Breton né à Paris, se rappelle que « ce fut l’insurrection des patriotes irlandais à Dublin le dimanche de Pâques 1916 qui a instantanément transformé ce jeune de quinze ans [Debeauvais] »23, qui a bretonnisé son prénom en « Fañch », et inscrit Vive l’Irlande sur les murs de Rennes.24 Mordrel est lui-même ému et rêve de la façon dont les Bretons pourraient imiter l'Irlande en organisant une rébellion dirigée depuis le bureau de poste de Rennes. « Maintes fois nous nous endormions en rêvant du combat, » écrit-il plus tard dans une histoire du nationalisme breton, « et nous dormions heureux ».25

Les ruines de l'hôtel Métropole à Dublin sur Sackville Street. Wikicommons.

Le poète et nationaliste culturel, Camille Le Mercier d’Erm fait paraître un livre de poésie peu après la répression de l’Insurrection de Pâques et l’exécution des principaux chefs. « Ode aux martyrs de 1916 » est dédiée « aux martyrs de l’Irlande, tombés ou emprisonnés pour leur cause juste en avril et mai 1916, et au souvenir de tous qui ont souffert et sont morts avant eux. » Un opuscule de poèmes sorti sous le titre Irlande à jamais! montre les sympathies et l’admiration pour l’Irlande et contribue à développer l’interprétation émergeante de l’Insurrection comme acte de salut national désintéressé.26 Un poème en particulier, écrit pendant les exécutions post-Insurrection, pousse les Bretons à se rebeller tout comme l’a fait l’Irlande :

« Le vent de liberté siffle sur les landes,
Malgré l’effort des Francs
Il siffle plus fort encore…
Le vent de liberté siffle sur les landes,
Il a réveillé le Sinn Féin vaillant et les Fénians ;
Le vent de liberté siffle sur les landes,
Demain, après les Fénians
Réveillent les vénérés Chouans. »27

Mais la Bretagne ne suit pas l’Irlande sur le chemin de la rébellion ouverte, et ne croit pas non plus nécessaire de l’imiter. Au lieu de cela, certains perçoivent l’Insurrection de Pâques comme au service d’une cause celtique plus grande. Louis Napoléon Le Roux, un contemporain de Le Mercier d’Erm, cofondateur du Parti nationaliste breton, avoue que « la semaine de Pâques était pour nous un signe de résurrection et que ses martyrs sont morts pour nous, aussi. »28 Même si un mouvement général, accompli par la violence, coordonné et panceltique n’a jamais percé en Bretagne, Ecosse ou Pays de Galles, chacun travaille à rétablir ses programmes culturels respectifs suite à la Première Guerre mondiale – souvent en employant l’Irlande nationaliste et le Sinn Féin comme un modèle.

 

La Révolution Irlandaise, la Bretagne et la périphérie celtique

À l’automne 1916, l’Irlande nationaliste réinterprète l’Insurrection de Pâques comme une aventure folle, opportuniste et peut-être perfide, en une rédemption nationale patriotique, ce qui a enclenché une grande transformation sociale et politique dans les années suivantes.

Un mythe fondateur

Le  Sinn Féin gagne des adhérents en masse au détriment du traditionnel et conservateur Irish Parliamentary Party. Le campagne anti-conscription de 1918 a éloigné la Grande-Bretagne et l’effort de guerre, tout en qualifiant de patriotique la rébellion sociale et politique contre l’influence britannique. Alors que la guerre est entrée dans sa phase finale, les journaux à travers l'Europe ont offert un soutien ostensible à la cause irlandaise. Le ministère des Affaires étrangères français continue à surveiller « la question d’Irlande à l’étranger »29 tout en prêtant attention à la façon dont la France est perçue dans la presse irlandaise. À la suite de l'Armistice, le nationalisme irlandais est communiqué à l'Europe de différentes façons, notamment grâce à l'enracinement de diplomates de la République d'Irlande dans la plupart des capitales européennes. La France reste au centre de cette diffusion, et de la reconnaissance internationale du mouvement de l'indépendance irlandaise comme légitime. La guerre aide à encadrer la chronologie de la question d’Irlande en France et à établir un lien commun de victimisation. Au début de 1920, George Gavan Duffy, émissaire républicain irlandais à Paris, trace le contour du développement du nationalisme irlandais du point de vue français : « avant la guerre… pendant la guerre… et après la guerre ».30

Lors des commémorations du 19e anniversaire de la Pâques 1916. Collection particulière.

Le développement du récit révolutionnaire en Irlande, y compris la victoire politique du Sinn Féin et les exploits de l’IRA, établit une référence pour la rébellion dans la périphérie celtique et stimule le nationalisme radical à l’étranger.31 Par exemple, la philosophie politique du Sinn Féin inspire la résurrection en Ecosse des mouvements Scottish Home Rule et Scots National Movement après la guerre. Un adhérent bruyant, Robert Erskine Marr, garde un contact régulier avec Art Ó Briain, qui organise la Irish Self-Determination League of Great Britain depuis Londres. Son encouragement pour une collaboration entre les Irlandais et les Ecossais est manifeste, comme dans cette lettre datée d’octobre 1920 :

« La mort tragique de Mac Suibhne [Terence MacSwiney, qui est mort au cours d’une grève de la faim dans la prison de Brixton en 1920] rend si désagréable n’importe quelle expression d’honneur, d’indignation et de sympathie, que les mots sont tout à fait insuffisants pour une telle occasion si infiniment pénible, que je me suis senti sûr de donner voix aux sentiments de tous les nationalistes écossais, si je dis que nous ressentons sa mort aussi poignante que vous ne la ressentez. Soyons en deuil aujourd’hui, mais demain, c’est la vengeance ! Et je pense depuis longtemps que le meilleur moyen de se venger de toutes ces atrocités (et les archives sur la domination anglaise en Irlande et en Ecosse en sont pleines), c’est de s’unir, les Irlandais et les Ecossais, et de combattre épaule contre épaule pour libérer nos pays des usurpateurs qui accomplissent encore des atrocités. Je suis profondément persuadé que l’Irlande et l’Ecosse sont assez forts pour détruire la domination anglaise sur ces deux pays ; mais je pense que seul, ni l’un ni l’autre sont assez fort pour réussir cet objectif à moins qu’ils ne s’unissent. »

En Bretagne aussi

Le nationalisme breton évolue aussi, trouvant son inspiration en l’Irlande, tout en essayant d’encourager des liens celtiques plus larges. En 1919, Debeauvais et Mordrel fondent le Parti National Breton qui attire plus de nationalistes radicaux que l’organisation d’avant-guerre de Le Mercier d’Erm, qui avait recherché uniquement un contrôle régional sur la culture, la langue et l’éducation.32 Mordrel avoue que le seul moyen d’enlever « l’idéologie étrangère » de la région, c’est de préconiser une politique de « la Bretagne seulement », semblable au séparatisme du Sinn Féin.33 Cette perspective s’est articulée dans le journal Breiz Atao ! (la Bretagne toujours), dont la publication débute en janvier 1919 et préconise la fondation d’un État breton indépendant. 34 Mordrel travaille aussi à Paris pour publier et distribuer des pamphlets exposant la nature violente de la révolution irlandaise, surtout le terrorisme pratiqué par les Black and Tans. 35 En 1920, Robert Bengnay – alias O’Benkett – essaie d’établir une « Organisation Sinn Féin de Bretagne », qui comprendrait des branches à Angers, Brest et Rennes. Fondée dans le but d’obtenir la reconnaissance de la République irlandaise par l’État français, elle compte trente membres au mois d’avril. Toutefois, les cadres du Sinn Féin de Dublin exigent que Bengnay cesse ses activités, indiquant qu’il n’a jamais eu la permission de représenter le Sinn Féin en France. 36

Toute une série de biographies, de mémoires et d’histoires concernant la « Question irlandaise », l’Insurrection de Pâques, la Révolution irlandaise et ses participants, circulent en France pendant l’entre-deux-guerres. Plusieurs traitent directement de l’Insurrection de Pâques et la révolution consécutive, comme L’Irlande dans la Crise Universelle d’Yves-Marie Goblet – sous le pseudonyme de Louis Tréguiz –, qui paraît en 1919. Louis Le Roux publie La Vie de Patrick Pearse en 1932 ; la quatrième de couverture décrit « la vie d’un martyr irlandais par un admirateur français ». D’autres ciblent directement un public breton, comme Ernest Joynt avec son Histoire de l’Irlande : des Origines à l’Etat Libre, en 1935. Un chapitre intitulé « Vers la délivrance » renforce le nationalisme et la rédemption en même temps qu’il esquisse les intentions, les événements et les significations profondes de l’Insurrection de Pâques dans sa « Nouvelle édition bretonne. » Finalement, la populaire mais controversée autobiographie de Dan Breen en 1924 qui décrit la période révolutionnaire, Mon Combat pour l’Irlande, est traduit en Français en 1939, ce qui fournit aux lecteurs français un aperçu de la vie d’un guérillero irlandais.

Carte postale. Collection particulière.

Les témoignages historiques qui montreraient une empreinte immédiate de l’Insurrection de Pâques en Bretagne et sur le nationalisme breton sont quelque peu insaisissables, mais des signes de son influence durable sont apparents. Des liens culturels littéraires et linguistiques qui existent avant la Première Guerre mondiale mûrissent après 1914. L’Insurrection de Pâques de 1916 est fondamentale quant au développement de cette relation et la radicalisation de son interprétation. Parfois, pourtant, il apparaît que l’influence nationaliste irlandaise en Bretagne n’est pas réciproque. Cela a moins à voir avec les efforts de la base sur le continent, qu’avec le désir du Sinn Féin de se faire reconnaitre par les puissances d’après-guerre. Cependant, un soutien limité et l’absence de rébellion ouverte en Bretagne ne devraient pas être compris comme le signe d’un peuple ingrat. L’Insurrection, et le sacrifice qu’elle représente, a inspiré les générations futures. L’édition de Breiz Atao ! de mai 1935, aujourd’hui célèbre, rappelle aux lecteurs que 19 ans sont passés depuis que « les Irlandais ont sauvé leur pays en versant leur sang. » En 1966, des Bretons et d’autres groupes minoritaires nationalistes encadrent une célébration autour du cinquantième anniversaire de l’Insurrection de Pâques. 37 Loin de n’être qu’une simple bagarre sur les marges de la première guerre industrialisée dans le monde, l’Insurrection de Pâques résonne au-delà de Dublin et, comme le montre la littérature de plus en plus nombreuse sur sa portée globale, bien plus loin que 1916.

Justin Dolan STOVER
Assistant Professor of History, Idaho State University
Traduit de l’anglais par Klayton TIETJEN, doctorant à l’University of Tennessee

 

 

 

 

1 PEARSON, Raymond, The Longman companion to European nationalism, 1789-1920, United Kingdom, Longman Group, 1994, p. 110-11.

2 La Protestant Ascenancy est un groupe minoritaire de propriétaires terriens qui dominent politiquement, économiquement et socialement l’Irlande de l’époque. Ils sont tous membres de « l’Eglise établie », la Church of Ireland et la Church of England.

3 Voir BERRESFORD-ELLIS, Peter, The Celtic revolution: a study in anti-imperialism, Wales, Y Lolfa Cyf, 2000 ; BERRESFORD-ELLIS, Peter, Celtic dawn, Wales, Y Lolfa Cyf, 2002 ; GREENBERG, William, The flags of the forgotten : nationalism on the Celtic fringe, Brighton, Clifton Books, 1969 ; STOVER, Justin Dolan, « Celtic nationalism in the period of the Great War: establishing transnational connections », in FURCHTGOTT, Deborah, HENLY, Georgia, et HOLMBERG, Matthew, Proceedings of the Harvard celtic colloquium, Cambridge, Harvard University Press, 2013, p. 286-301.

4 REECE, Jack E., Bretons against France: ethnic minority nationalism in twentieth-century Brittany, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1977, p. 36.

5 Le Home Rule est un projet politique visant à donner une autonomie interne à l'Irlande, tout en restant sous la tutelle de la couronne britannique.

6 LE MERCIER D'EM, Camille, Les hymnes nationaux des peuples celtiques, Paris, 1920, p. 11.

7 Celtia, janvier 1901, en ligne.

8 HINGAUT, Abbé et Vallée, François, « Proverbs of Brittany », The Celtic Review, avril 1905, p. 316.

9 Dans l’introduction de son autobiographie, Fitzgerald affirme qu’il « habite à l’étranger ». Son éditeur ajoute « en Bretagne ». FITZGERALD, Desmond, Desmond’s rising: memoirs 1913 to Easter 1916, Dublin, Liberties Press, 1968-2006, p. 11; FOSTER, R.F., Vivid faces : the revolutionary generation in Ireland, 1890-1923, New York, W.W. Norton & Company, 2015, p. 124-5.

10 Statement of Tadgh Kennedy, Irish Military Archives, bureau of military history, witness statement 1413, p. 13-14.

11 Celtia : a pan-Celtic monthly magazine, janvier 1901, p. 1. La revue est présentée dans : The Academy, 12 janvier 1901, p. 24.

12 FITZPATRICK, David, « The logic of collective sacrifice: Ireland and the British army, 1914-1918 », The Historical Journal, vol. 38, n° 4, décembre 1995, p. 1017-1030.

13 LAFON, Alexandre, « War losses (France)”, in Daniel, Ute, Gatrell, Peter, Janz, Oliver, Jones, Heather, Keene, Jennifer, Kramer, Alan, et Nasson, Bill (dir.), 1914-1918-online: international encyclopedia of the First World War, Berlin, Freie Universität Berlin, 2014, en ligne ; REECE, Jack E., Bretons against France…, op. cit., p. 88.

14 Le Defense of Realm Act est une loi votée le 8 août 1914 qui confère au gouvernement britannique des pouvoirs étendus afin d’assurer la sécurité au sein du Royaume-Uni.

15 REECE, Jack E., Bretons against France…, op. cit., p. 88-89.

16 CAMBON, Paul, à Delcassé, Theophile, 14 juin 1915, in Archives Diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères ; guerre, 1914-1918 : Grande-Bretagne, Irlande, mars 1915-novembre. 1916.

17 STOVER, Justin Dolan, « The destruction of Dublin », Century Ireland, 1913-1923, RTÉ, en ligne.

18 ANN DE WIEL, Jérôme, The Irish factor 1899-1919 : Ireland’s strategic and diplomatic importance for foreign powers, Dublin, Irish academic press, 2011, p. 218 ; De la Panouse à Rocques, Pierre (“Minister of War”), 25 avril 1916, Archives Diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères, guerre, 1914-1918 : Grande-Bretagne, Irlande, mars 1915-nov. 1916.

19 De la Panouse à Rocques, 25 avril 1916, Archives Diplomatiques.

20 Cambon télégramme, 27 April 1916. Archives Diplomatiques.

21 ABAYAWICKREMA, Ronan, « My 1916: ‘1,200 Irish died while the Rising raged, most serving with British forces overseas’ », Irish Independent, 14 octobre. 2015.

22 REECE, Jack E., Bretons against France…, op. cit., p. 89.

23 Ibid., p. 238 : citant MORDREL, Olier, « Fransez Debeauvais, I », Ar Vro 1, Pâques 1959, p. 14.

24 O CIOSAIN, Eamon, « La Bretagne et l’Irlande pendant l’entre-deux guerres », in Dalc’homp sonj, n° 22-3, printemps-été 1988, p. 29-35 : citant BOUESSEUL DU BOURG, Yann, in Dalc’homp sonj, n° 7 ; MOFFATT, Bernard, La Liga Celtia, 28 décembre 2015; LEACH, Daniel, « Repyaing a debt of gratitude: foreign minority nationslists and the fiftieth anniversary of the Easter rising in 1966 », Éire-Ireland, automne-hiver 2008, p. 267.

25 MOFFATT, Bernard, « The impact of 1916 reverberated beyond Ireland and the Celtic countries »,La Liga Celtia, 28 décembre 2015 ; O Ciosain, Eamon, « La Bretagne et l’Irlande… », art. cit., p. 29-35.

26 LE MERCIER D'ERM, Camille, Irlande à jamais !, Edition du parti nationaliste Breton, 1919, National Library of Ireland, pamphlets, IR 300, p. 53.

27 Ibid., cité aussi dans O CIOSAIN, Eamon, « La Bretagne et l’Irlande… », art. cit., p. 29-35.

28 « Biography of Louis Napoleon Le Roux (1890-1944) », Carn: A Link Between Celtic Nations, 9 mai 1975, p. 21 ; cité dans le n°17 de LEACH, Daniel, « Bezen Perrot: The Breton nationalist unit of the SS, 1943-5 », e-Keltoi: Journal of interdisciplinary Celtic studies, 4-6 février 2008.

29 Archives Diplomatiques, Ministère des Affaires étrangères: Irlande, no. 1, Z-282-1.1a 2-7-18-20, Affaires intérieures.

30 GAVAN DUFFY, George, « La Question Irlandaise : Exposée par un Sinn-Feiner », Les Cahiers, 23 avril 1920, National Library of Ireland, p. 2282.

31 STOVER, Justin Dolan, « A different four nations approach ? Celtic nationalism in the period of the Great War », in The Four Nations History Network blog, 4 août 2014, en ligne.

32 J.M.H., « Regionalism », in The Irish Statesman, 1:6, 2 août. 1919, p. 140.

33 GUIN, Yannick, Histoire de la Bretagne de 1789 à nos jours : Contribution à une critique de l’idéologie nationaliste, Paris, François Maspéro, 1977, p. 201-2.

34 S.a., preface by Gwynfor Evans, Breton nationalism, Denbigh: Welsh nationalist party, 1949, p. 19.

35 O CIOSAIN, Eamon, « La Bretagne et l’Irlande… », art. cit., p. 29-35

36 National Library of Ireland, papiers de Hanna Sheehy-Skeffington, MS 22691 – letter de MacWhite, M.,  à inconnu, adressée au 1 rue André Gill, Paris, 2 avril 1920.

37 LEACH, Daniel, « ‘Repyaing a debt of gratitude’: foreign minority nationalists and the fiftieth anniversary of the Easter Rising in 1966 », in Éire-Ireland, automne-hiver 2008, p. 267-89.