Devenir sapeur-pompier dans les communes rurales mayennaises au XIXe siècle, ou les ambiguïtés de l’engagement

 

Les sapeurs-pompiers sont, aujourd’hui encore, indissociables de l’idée d’engagement. Pourtant, ces « soldats du feu » sont rarement étudiés et constituent un objet d’histoire qui reste largement à défricher. En se focalisant sur les sapeurs-pompiers des communes rurales de la Mayenne au XIXe siècle, Christophe Tropeau révèle un engagement plus complexe qu’il n’y parait de prime abord.

Par Christophe TROPEAU

 

 

La recherche s’est relativement peu intéressée à l’histoire des sapeurs-pompiers dans le monde rural français. La synthèse, à l’échelle nationale, pour le XIXe siècle, d’H. Lussier, réalisée essentiellement à partir de son étude approfondie en Seine-et-Marne, reste, à ce jour, la référence principale1. A. R.H. Baker, pour le Loir-et-Cher, a consacré un chapitre entier de son ouvrage sur les « associations volontaires » à l’émergence des compagnies de sapeurs-pompiers au XIXe siècle. Ces deux références permettent des points de comparaison avec ce qui est observé en Mayenne2.

Concours de pompes à Ernée, 11 juillet 1909. Carte postale. Collection particulière.

Ce département rural, bocager, est un terroir dominé par l’élevage. L’habitat y est très dispersé, constitué de fermes isolées ou de petits hameaux, structuré autour d’un bourg central, où se regroupent commerçants et artisans. La période qui court des années 1830 à la fin du XIXe siècle voit l’émergence, dans les communes rurales mayennaises, des premières compagnies de soldats du feu. 1899, année de la fondation de l’Union départementale des sapeurs-pompiers, marque l’aboutissement de ce processus.

Comme le notent P. Harismendy et L. Capdevila, « jusqu’à la fin des années 1850 l’engagement n’est à de très rares exceptions près jamais dissocié du recrutement militaire »3. L’engagement dans une compagnie de sapeurs-pompiers en est un exemple, tout du moins à ses débuts. Cependant, au cours de la période concernée, il connaît une évolution, qui le rend beaucoup plus complexe à cerner, d’où son ambiguïté. En s’appuyant sur les travaux du sociologue J. Ion4, il est possible d’explorer trois axes de l’engagement chez les sapeurs-pompiers ruraux au XIXe siècle : est-ce véritablement un engagement pour la commune, pour la protéger du feu ? , y a-t-il une part d’intérêt personnel dans l’engagement ?, avec la consolidation des compagnies tout au long du XIXe siècle, s’engager comme sapeur-pompier, ne devient-il pas aussi un moyen de se distinguer socialement, d’intégrer une sorte d’élite locale ?

 

Un engagement pour la commune

Défendre la commune contre l’incendie

S’engager comme sapeur-pompier au XIXe siècle, c’est, en premier lieu, lutter contre le feu, ou plus précisément, c’est être capable, à toute heure du jour et de la nuit, d’aller sur le lieu d’un sinistre et de savoir manier la pompe à incendie. L’achat de cette dernière par une municipalité détermine très souvent la création d’une compagnie de sapeurs-pompiers. Subventions départementales et aides des sociétés d’assurance ne viennent souvent aider à l’acquisition d’un tel équipement que si son utilisation est dévolue à un groupe de villageois, officiellement reconnu.

Si l’on se fie aux registres des compagnies rurales, leurs interventions sont relativement rares. À Saint-Denis-de-Gastines, on en décompte une par an pour les années 1849, 1851 et 1852, aucune pour 18505. À Loiron, l’activité est plus dense : huit interventions sur incendie en 1889, trois en 18906. L’époque est plus tardive et les allumettes sont beaucoup plus présentes dans les campagnes. Par ailleurs, il y a, de fortes présomptions pour qu’un pyromane soit, à cette époque, à l’origine de la fréquence élevée des feux autour de Loiron, et donc des interventions des sapeurs-pompiers locaux.

Carte postale. Collection particulière.

S’engager comme pompier, c’est donc surtout participer aux exercices mensuels, qui ont lieu, généralement, tous les premiers dimanches du mois, sur la place du bourg. Ces réunions consistent au maniement et à l’entretien de la pompe à incendie, mais aussi au nettoyage des armes. L’engagement des pompiers envers leur commune est ainsi à nuancer, au regard de l’absentéisme régulier qui ressort des diverses sources. À Saint-Denis-d’Anjou, en 1849, les sanctions tombent : les absences sont punies de 50 centimes d’amende pour les simples sapeurs-pompiers et de 25 centimes pour le sergent7. Cet absentéisme peut aller jusqu’à affecter l’existence même de la compagnie. Le 12 juillet 1896, le sous-lieutenant de la subdivision de Loiron écrit au maire de la commune :

« L’effectif de la subdivision est réduit à 15 hommes et nos réunions mensuelles, quand elles peuvent avoir lieu, ne comptent jamais plus de 8 hommes en moyenne. Dans ces conditions, je pense, monsieur le Maire, qu’il m’est absolument impossible de continuer à exercer un commandement, en opposition avec les règlements ministériels. »8

Cette démission conduit le maire de Loiron à demander au préfet la dissolution de la compagnie, dix jours plus tard. Ce phénomène n’est pas rare : entre le milieu et la fin du XIXe siècle, sept compagnies rurales mayennaises sont signalées dissoutes, définitivement ou provisoirement.

Participer à la vie de la commune

Pour H. Lussier, « l’existence d’une compagnie de sapeurs-pompiers ne se conçoit […] pas sans un calendrier de réjouissances et de cérémonies »9. Si la raison d’être reste la lutte contre l’incendie, la participation à la vie de la commune, voire la représentation de celui-ci à l’extérieur deviennent partie intégrante de l’engagement pour un sapeur-pompier en milieu rural. La célébration de la patronne des sapeurs-pompiers, sainte Barbe, le 4 décembre, est toujours l’occasion d’un banquet, auquel se joignent autorités locales et membres honoraires de la compagnie. Le concours de tir à la cible devient aussi une tradition des sapeurs-pompiers. À Fougerolles-du-Plessis, le dimanche 28 juillet 1872, la compagnie en organise un, pour lequel seuls ses membres peuvent participer, mais auquel est invité à assister l’ensemble des habitants de la commune10. Après s’être réunis « en habit de petite tenue sur l’une des places du bourg », à deux heures de l’après-midi, les sapeurs-pompiers se rendent « en ordre de bataille » dans une prairie, transformée en champ de tir. Une fois le concours terminé, la compagnie est de retour dans le bourg, en fin d’après-midi, pour la remise des prix, accompagnée de rafraîchissements. Les concours de pompe à incendie sont des attractions majeures à la fin du XIXe siècle et donnent lieu à des compétitions régionales. La presse locale s’en fait l’écho plusieurs jours à l’avance. Le dimanche 10 juin 1894, les sapeurs-pompiers de Craon prennent part au concours de Segré, dans le Maine-et-Loire, et affrontent, en troisième division, les compagnies de Corné, près d’Angers, et de Saint-Hilaire-Saint-Florent, près de Saumur11. Quatre domaines donnent lieu à des prix : la tenue, le matériel, les manœuvres et la stratégie. Face à ces concurrentes, la compagnie mayennaise n’obtient le premier prix que dans la dernière catégorie, grâce à son commandant. Cinq ans plus tard, en août 1899, ce sont les compagnies rurales de Craon, Port-Brillet et Renazé qui viennent défendre leurs couleurs au concours d’Angers12.

Sapeurs pompiers et musique. Collection particulière.

La pratique musicale est également une activité connexe des soldats du feu. Cette proximité est née, avant 1871, au sein de la Garde nationale. Dans les archives des sapeurs-pompiers d’Ernée, en 1847, soit une dizaine d’années seulement après la création de la compagnie, on trouve l’organisation d’une « musique », destinée à « marcher à sa tête » lors des défilés13. À Fougerolles-du-Plessis, la municipalité alloue « une subvention de trente francs au tambour des pompiers pour battre la retraite les jours fériés, pour la sortie des auberges et cabarets ». En 1873, après démission du préposé au tambour, la subvention échoit au clairon de la compagnie14. À la fin du XIXe siècle, les sapeurs-pompiers sont de toutes les festivités communales : fête nationale du 14 juillet, Fête-Dieu, accueil du préfet, fête franco-russe en 1893, etc.

L’engagement des sapeurs-pompiers en faveur de leur commune conduit certaines compagnies à s’impliquer dans la vie politique locale. Le financement de la lutte contre l’incendie et de toutes les activités connexes dépend largement de la municipalité. Des liens forts se tissent entre les sapeurs-pompiers, d’une part, et les membres du conseil municipal, d’autre part, à commencer par le maire. À Champfrémont, le commandant de la compagnie est même un élu local15. En 1874, le maire de Pré-en-Pail est démis de ses fonctions par l’autorité préfectorale. En soutien au premier magistrat de la commune, le lieutenant des sapeurs-pompiers remet immédiatement sa démission au préfet, les sapeurs-pompiers, ainsi que les membres de la société de musique, dissolvent leurs associations respectives et viennent « déposer à la mairie les casques, casquettes brodées et autres effets d’équipement que leur avaient été fournis aux frais soit de la commune soit du département »16.

Un engagement qui révèle une fracture entre bourg et hameaux

L’engagement vis-à-vis de la commune, au sein des compagnies de sapeurs-pompiers rurales, doit, cependant, faire l’objet d’une nuance importante. Dans un pays d’habitat dispersé, typique de l’ouest de la France, la sociologie des membres fait apparaître une profonde fracture entre le bourg et les hameaux environnants. À Montaudin, en 1863, 26 des 28 membres de la compagnie résident dans le bourg ; les deux autres habitent des hameaux situés respectivement à 300 et 450 mètres du bourg17. De manière explicite, en 1875, le conseil municipal de Ménil, devant la nécessité absolue de recruter de nouveaux pompiers, n’en appelle qu’aux « habitants du bourg », « plus aptes à ce service, en cas d’incendie, que les cultivateurs qui sont disséminés et résident loin du chef-lieu de la commune» 18.

De fait, 90%, en moyenne, des sapeurs-pompiers ruraux sont issus des rangs des artisans et commerçants, quel que soit l’effectif de la population communale concernée. Dans les communes les plus peuplées, on constate une plus forte représentation des artisans du bâtiment (maçon, charpentier, menuisier, etc.), qui s’établit autour 50% de l’effectif de la compagnie. Ce chiffre tombe à 30% dans les communes moins peuplées, en corrélation vraisemblablement avec un nombre d’artisans du bâtiment moins nombreux dans le bourg. La paysannerie est quasiment absente des rangs des sapeurs-pompiers, alors même qu’elle représente l’écrasante majorité de la population rurale au XIXe siècle. À Loiron (1151 habitants selon le recensement de 1866), seuls 7 des 44 sapeurs-pompiers, qui composent la compagnie à sa création, sont cultivateurs, soit 16% de l’effectif19. C’est le taux le plus élevé recensé en Mayenne pour l’époque. Dans d’autres communes, comme Montaudin et Bonchamp-lès-Laval, dont la population est équivalente à celle de Loiron, le taux varie entre 6 et 7%20. Pour les communes dont la population atteint ou dépasse les 3 000 habitants, à l’exemple de Villaines-la-Juhel, Saint-Denis-d’Anjou, Évron ou Ernée, le monde agricole est totalement absent des effectifs de sapeurs-pompiers.

Carte postale. Collection particulière.

Le fait est qu’un paysan, habitant dans un hameau, loin du bourg, n’a rien à attendre de l’intervention des sapeurs-pompiers et de leur pompe à incendie. Comme l’écrit A. R.H. Baker21, en l’absence de compagnies de soldats du feu, et ce bien avant qu’elles n’existent, le seul moyen de lutter contre l’incendie dans les campagnes, c’est le recours à la chaîne de voisins et d’amis, avec des seaux, entre un puits ou une mare, d’une part, et le lieu du sinistre, d’autre part. La solidarité de voisinage ou de famille existe déjà et peut s’apparenter à une sorte d’engagement, non-formalisé. Le registre des interventions de la compagnie de Saint-Denis-de-Gastines, pour les années 1849 à 185222, permet d’avoir une idée de la rapidité et donc, de fait, de l’efficacité des soldats du feu locaux. Quand un incendie se déclare dans le bourg, de nuit, les pompiers sont sur place une heure après. Dans un hameau distant de deux kilomètres, en soirée, ils arrivent plus de deux heures après. Cette lenteur, relative, n’est pas exceptionnelle. Les rapports des gendarmes de Loiron, au début des années 189023, montrent que, quand un incendie se déclare dans une ferme isolée, l’un des voisins est régulièrement chargé de se rendre au plus vite dans le bourg pour donner l’alerte et revenir avec les pompiers. Mais, quand ceux-ci arrivent sur les lieux, les choses ont toujours déjà été prises en main.

 

Un engagement pour soi 

Contourner certaines obligations militaires

Au-delà de la démarche altruiste à l’égard de sa commune, un intérêt personnel peut poindre dans l’engagement au sein d’une compagnie de sapeurs-pompiers. La circulaire du 6 février 1815 confirme le cadre institué par la loi du 16 août 1790, qui faisait de la lutte contre l’incendie un ressort des municipalités. Les sapeurs-pompiers ont dès lors pour avantage d’être exemptés du service de la garde nationale24. Mais, l’État ne prévoit pas de fournir des armes ou de verser des soldes. Ces dernières sont à la charge des municipalités, qui se gardent bien, en particulier en Mayenne, de recruter des pompiers volontaires. Malgré l’incitation des autorités préfectorales, notamment à Ernée25, commune comptant pourtant à l’époque près de 5 000 habitants, aucune compagnie rurale n’est formée à l’époque. L’article 40 de la loi du 22 mars 1831 change la donne, en offrant la possibilité aux communes de former au sein de la garde nationale des compagnies ou des subdivisions de sapeurs-pompiers volontaires, sans plus aucune obligation de verser une rétribution26. Si la réorganisation de la garde nationale, conséquemment à la loi de 1831, pose de nombreux problèmes dans sa mise en œuvre générale27, les municipalités rurales vont se saisir de ce nouveau cadre, facilitateur, en matière de lutte contre l’incendie. En 1834, les élus de Craon sollicitent les autorités préfectorales, afin d’organiser une subdivision de sapeurs-pompiers28. Celle-ci compte, à ses débuts, 41 membres. L’année suivante, le courrier du sous-préfet de Mayenne au maire d’Ernée, en faveur de la création d’un service de lutte contre l’incendie, trouve, cette fois-ci, un écho favorable, qui voit son aboutissement en 1837. Entre 1834 et 1870, 27 communes rurales mayennaises se dotent d’une compagnie ou d’une subdivision de sapeurs-pompiers.

Si l’on en croit le règlement de la garde nationale d’Évron29, la demi-compagnie de sapeurs-pompiers, qui est créée en 1848, a les mêmes obligations de service communal et d’assiduité que les trois autres compagnies militaires déjà existantes. Elle est donc amenée à recruter des hommes, de nationalité française, âgés entre 20 et 60 ans. L’organisation n’est pas rigoureusement censitaire et tout Français honorablement connu peut y servir, à l’exception des domestiques et des personnes sans ressources30. Mais, en dehors de la lutte contre l’incendie, ils ne sont appelés qu’à un service d’escorte et d’ordre pour les cérémonies publiques locales et ne peuvent être requis de porter secours en cas de sinistre autre que l’incendie. Dans aucun cas, à moins qu’il ne s’agisse de porter secours à des communes voisines, ils ne sont tenus de se déplacer en dehors des limites de leur commune. Être sapeur-pompier, c’est aussi, au sein de la garde nationale, avoir la garantie de ne pas être détaché pour seconder l’armée de ligne. H. Lussier parle ainsi de « participation suscitée » plus qu’un réel volontariat31.

Carte postale. Collection particulière.

La garde nationale est supprimée le 25 août 1871, mais pas les compagnies de sapeurs-pompiers, qui connaissent une réorganisation, par le décret organique du 29 décembre 1875. À cette occasion, afin d’assurer une relative pérennité, le législateur institue une clause d’engagement quinquennal, aussi bien pour les sapeurs-pompiers, sur le plan humain, que pour les municipalités, sur le plan matériel32. Cette disposition va rencontrer une forte opposition locale. Le service de garde nationale disparu, la seule obligation militaire est celle du service dans l’armée, dont le recrutement et la durée de service sont fixés, depuis 1872, par tirage au sort. L’engagement quinquennal est perçu comme un service militaire déguisé, alors même que ceux qui l’exécutent n’ont pas été tirés au sort. En 1877, les pompiers d’Ernée pétitionnent, contre la réorganisation imposée33, mais sans succès. La même année, la compagnie de Saint-Denis-d’Anjou repart avec un effectif renouvelé de près de la moitié, pour finir par se dissoudre dès 1878, et ce de manière durable34. Il en va de même pour la compagnie de Ballots. Malgré ces difficultés, le département de la Mayenne compte, à la fin du XIXe siècle, 35 compagnies de sapeurs-pompiers rurales, pour un effectif qui avoisine le millier de membres35.

Bénéficier d’avantages financiers

Après le décret de 1875, afin de conserver une relative attractivité à l’engagement en tant que sapeur-pompier, le principe d’avantages financiers est adopté presque partout. À Saint-Denis-d’Anjou, c’est une indemnité de cinq francs par an et par homme, qui est allouée par la municipalité en 187736, sans résultat à long terme, comme on l’a vu. À Champfrémont, l’année précédente, le commandant des pompiers fait remarquer au conseil municipal que les exercices sont peu suivis par les sapeurs, car, selon lui, « les hommes ne reçoivent aucune rémunération de la part de la commune »37. Il est alors décidé de dégrever d’une partie de leurs impôts locaux les 16 membres de la compagnie. À Bouère, « les sapeurs-pompiers sont exonérés de prestations et vêtus aux frais de la commune »38. À Loiron, une somme de 50 francs a été inscrite au budget annuel de la municipalité « pour permettre de rembourser leurs journées de prestations aux hommes de la subdivision »39. Pour Ambrières, les indemnités sont ainsi détaillées par le règlement constitutif de 1902 :

« 1° Pour exercices : 1 franc 50 par sapeur, tambour ou clairon ; 1 franc 75 par caporal ; 2 francs par sous-officier ; 2 francs 50 par officier. 2° Pour incendie : Dans la commune, la Subdivision fournira gratuitement ses services dans toute l’étendue de la commune. Hors la commune, les indemnités pécuniaires ci-dessus seront augmentées de vingt-cinq centimes par hommes. En outre, le piquet de surveillance restant après l’incendie, dans ou hors la commune, recevra une gratification de 2 francs par homme. 40»

Par ailleurs, l’organisation de concours de tir à la cible n’est pas dénuée d’intérêt financier. Les primes, individuelles, pour les seuls participants que sont les sapeurs-pompiers, sont établies en fonction d’une souscription lancée auprès des autres habitants.

Ces gratifications financières conduisent à s’interroger sur la vénalité de l’engagement chez les sapeurs-pompiers. Pour certains, le doute n’est pas permis. À Loiron, en décembre 1889, le sapeur François Benoît, démissionnaire, réclame deux francs à la compagnie locale pour une intervention effectuée un an auparavant. La délibération du conseil des sapeurs-pompiers ne lui donne pas raison au prétexte que, l’année précédente, en 1888, sur un autre sinistre, ce même Benoît s’était intégralement approprié la somme de cinq francs qu’il lui avait été remise, alors qu’il aurait dû la partager avec deux autres de ses collègues41.

Les limites de l’intérêt personnel

Cependant, il faut très clairement nuancer l’intérêt financier de l’engagement comme sapeur-pompier. Il n’y a pas de quoi faire fortune. Bien au contraire, les difficultés financières des compagnies rurales sont fréquentes. Les municipalités prennent généralement à leur charge l’achat d’une ou plusieurs pompes à incendie, l’équipement et l’habillement. Si l’aide financière municipale est limitée, par choix politique ou par restriction de ressources, être sapeur-pompier peut se révéler être peu valorisant. À Cuillé, pompe, casques et ceinturons sont acquis dès 1870 ; en revanche, trois ans plus tard, la compagnie n’a toujours pas d’échelle, de seaux et de tenues spécifiques42. En 1899, l’instituteur de la commune écrit : « Quoique sans ressources la compagnie s’entretient par des prodiges d’économie. Comme tous les pompiers de France, ils donnent l’exemple du plus complet désintéressement et du plus entier dévouement »43.

La grande échelle des pompiers. Carte postale. Collection particulière.

De même, ceux qui croyaient échapper à la hiérarchie militaire en s’engageant comme simple sapeur en sont pour leurs frais. Les actes d’insubordination sont fréquents et sévèrement sanctionnés. À Loiron, en 1866 :

« […] le sieur Bourdin Charles (tambour) est renvoyé de la compagnie de sapeurs-pompiers pour avoir brisé sa caisse ; […] le sieur Baptiste Monnier ayant répondu insolemment à son lieutenant et déchiré ses gants a été condamné à payer une amende de deux francs n’ayant pas voulu verser cette somme ledit sieur Monnier baptiste a été rayé du contrôle ».

À Fougerolles-du-Plessis, en 1899 :

« Le dimanche 27 août, jour du tir, le sieur Paul Leroy, clairon, étant de service et n’étant pas à son poste, le lieutenant lui fit observer que le tir était commencé depuis une demi-heure et qu’il devait être avec ses camarades ; il ne tient aucun compte des observations de son chef et l’injuria même, ainsi que la commission de tir. Le lieutenant le renvoya immédiatement du champ de tir et le lendemain, devant tout le conseil de discipline de la compagnie réuni à la mairie, sous la présidence de M. Dupont maire, il fut décidé sur les observations du lieutenant, que le sieur Leroy Paul clairon était, à l’unanimité de tous les membres présents, renvoyé de la compagnie. Mr. le maire requit de suite le garde-champêtre pour aller chercher les effets et réintégrer dans l’armoire de la compagnie, puis il notifia au sieur Leroy Paul, que la retraite, à dater de ce jour, serait battue par le tambour de la compagnie, Savoriaud, qui s’engagea à le faire tel que le service le demande.»44

 

Un engagement pour la compagnie

Une solidarité matérielle

Les compagnies de sapeurs-pompiers ont joué un rôle pionnier dans l’émergence des sociétés de secours mutuel en milieu rural45. Leur apparition est parfois concomitante, comme à Villaines-la-Juhel46. L’objectif est de subvenir aux frais de santé et de doter d’une pension de retraite l’ensemble des membres de la société, en contrepartie d’une cotisation mensuelle. À Gorron, en 1899, cette dernière est de 50 centimes ; ainsi, « tout membre malade a droit au médecin, avec médicaments et touche en outre 1 franc par jour. À 60 ans d’âge, une pension de 50 francs est accordée aux sociétaires »47.

La société de secours mutuels peut, comme à Bazouges et Grez-en-Bouère48, être ouverte aux autres habitants du village. Elle peut être aussi réservée aux seuls membres de la compagnie de sapeurs-pompiers, ce qui génère un certain entre-soi. À Gorron, en 1887, il existe trois sociétés de secours mutuel : une générale, une destinée aux agriculteurs, commerçants et ouvriers, et une réservée aux sapeurs-pompiers49.

Malgré tout, la solidarité matérielle entre soldats du feu a ses limites. En 1877, à Fougerolles-du-Plessis, 20 hommes sur les 38 que compte la compagnie signent une pétition demandant le renvoi d’un des membres de leur société de secours mutuel, fondée trois ans plus tôt. D’après eux, le règlement stipule que ne doivent être admis que des hommes sains et valides. Or, il s’avère que le membre, pointé du doigt, n’est pas « un homme conforme au règlement »50. On doit entendre par là qu’il est souvent malade et qu’il fait régulièrement appel aux fonds de la société de secours mutuels. Le fait qu’il en soit par ailleurs le trésorier ne doit pas arranger les choses.

Un esprit de corps

La solidarité entre sapeurs-pompiers n’est pas que matérielle ; elle peut être aussi morale. En janvier 1891, à Loiron, Pierre Maudet, un des membres de la compagnie est suspecté de pyromanie. Une enquête est ouverte à son encontre par le tribunal correctionnel de Laval. Le travail des gendarmes consiste, pendant deux mois, à recueillir des témoignages. Pierre Maudet, célibataire, âgé de 34 ans, et ses parents, cultivateurs, ont le tort d’avoir eu des difficultés financières régulières et d’avoir dû fréquemment changé de communes de résidence. La conséquence est qu’il n’a véritablement aucune attache forte, ni à Loiron, ni dans un autre village. Le bilan de l’enquête est accablant. Ses voisins les plus proches chargent Maudet, réputé, par ailleurs, pour être un ivrogne patenté. Les tenanciers des débits de boisson qu’il fréquente ne font d’ailleurs rien pour l’aider. Ses anciens voisins, ses « amis » d’enfance le chargent. Son ex-fiancée le charge. Les gendarmes vont fouiller d’ailleurs très loin dans la vie privée de l’inculpé. Or, dans le dossier d’instruction, un seul témoignage lui vient réellement en soutien. Il s’agit de celui de François Boulanger, le lieutenant commandant la compagnie de sapeurs-pompiers, compagnie que Maudet a rejoint depuis seulement trois ans :

« […] [Maudet] n’a pas d’ennemis dans le pays. On le soupçonne d’être l’auteur des incendies parce qu’on le rencontre souvent rôdant la nuit, étant en état d’ivresse. On ne rapporte aucun fait précis, aucun propos qu’il aurait tenu pouvant faire croire qu’il soit l’auteur de ces incendies. […] Comme pompier, je n’avais qu’à me louer de Maudet ; il n’a manqué qu’une fois à l’appel […]. » 51

Dès le début de l’enquête, le 4 janvier 1891, le conseil des sapeurs-pompiers de Loiron prend la décision de suspendre provisoirement Pierre Maudet, « bien qu’estimant, jusqu’à preuve du contraire, que [les] soupçons sont mal fondés à son égard »52. Finalement, faute de preuves, l’inculpé bénéficie d’un non-lieu le 4 mars ; il est réintégré dans la compagnie le 29 mai, après délibération du conseil de la compagnie.

Carte postale. Collection particulière.

Ainsi, s’engager comme sapeur-pompier, c’est aussi faire preuve de solidarité envers ses collègues. Les compagnies s’installant dans le temps, un certain « esprit de corps » émerge progressivement53. Dans un contexte de déclin démographique important des campagnes, en particulier en Mayenne, et, par conséquent, d’effacement progressif des solidarités traditionnelles, familiales ou de voisinage, l’engagement individuel dans une compagnie de sapeurs-pompiers apparaît aussi comme une manière de trouver ou de retrouver une certaine solidarité, morale ou plus simplement amicale, perdue.

Le rôle déterminant de la hiérarchie

Cependant, là encore, le tableau est à nuancer. Dans l’affaire Maudet, le lieutenant et le conseil de la compagnie, en soutenant leur sapeur-pompier, se distinguent d’une bonne partie des autres membres, qui participent au colportage des rumeurs contre leur collègue54. De la même manière, à Fougerolles-du-Plessis, le lieutenant s’élève avec force contre la démarche pétitionnaire visant à exclure un des membres de la compagnie55 :

« Je conteste aux 20 pompiers signataires le droit de s’ériger en censeurs de l’état d’un seul de leurs confrères. Dès que l’on a été admis à la prestation d’engagement et reconnu par le conseil de l’ordre, sapeur-pompier, il n’appartient désormais qu’au conseil de l’ordre de révoquer pour des causes graves, et renouveler pour former les cadres. (…) S’il fallait user de rigueur, combien de membres faudrait-il mettre dehors, sans compter les retardataires à payer et se présenter aux appels, ceux-là même que je signale en plus grand nombre sur la pétition ci-dessus, il faudrait encore éliminer de bons et vieux serviteurs inscrits depuis le commencement de la création de la compagnie et qui comptent déjà 60 ans d’âge, ou d’autres accablés de douleurs momentanées qui les tiennent au lit. Si vous ne voulez que la force brutale et non cette liberté qui veut que chaque citoyen vienne au secours de son concitoyen, prenez-y garde, vous deviendrez bientôt méchant et gens de désordre. Notre organisation tombera en lambeaux. Nous deviendrons la risée de nos voisins auxquels nous pourrions servir d’exemple, et ce serait juste. »

En conséquence, le lieutenant considère comme non avenue la pétition et propose que les signataires soient considérées comme « mutins et séditieux », au prétexte qu’ils méprisent les arrêtés préfectoraux et municipaux.

Ces deux exemples montrent le rôle déterminant joué par les officiers et sous-officiers dans la cristallisation d’un « esprit de corps ». L’engagement ne conduit pas automatiquement les sapeurs-pompiers à adopter de bonnes mœurs. La hiérarchie militaire est là pour y veiller. Outre les insubordinations déjà évoquées, le registre de la compagnie de Fougerolles-du-Plessis montre de nombreuses et régulières sanctions portées contre l’attitude déshonorante de certains sapeurs-pompiers, notamment entre eux lors des réunions : état d’ivresse, insultes, coups et blessures. Pour le sapeur Jean Pointeau, en 1884, à Loiron, cela va jusqu’à la radiation définitive.

L’« esprit de corps » va jusqu’à exclure un membre pour des faits extérieurs à la compagnie.  Dans ces cas-là, c’est l’image exemplaire du groupement que la hiérarchie cherche à préserver ; en s’engageant, il y a, de manière implicite, le devoir de ne pas porter atteinte à la réputation du groupe. À Loiron, en 1891, Pierre Maudet est temporairement suspendu en attendant le résultat de l’enquête de gendarmerie. À Saint-Denis-d’Anjou, en 1855, le sapeur Marin-Louis Tricot, condamné à deux ans de prison pour vol, est rayé de la compagnie par le maire, avec l’avis favorable du sous-préfet56. La solidarité entre pompiers n’est donc pas un comportement inné, mais plutôt imposée par les autorités.

Carte postale. Collection particulière.

En conclusion, l’engagement comme sapeurs-pompiers dans les communes rurales mayennaises au XIXe siècle relève-t-il d’un choix ? L’engagement dans une compagnie, considérée comme un groupement associatif, témoigne de la diversité des représentations du rapport de l’individu au social57.

Il y a celle, où l’ensemble prime sur les entités qui le constituent. Le groupement est « de fait », il est vu comme « naturel ». Dans son rapport à la commune, ou plus précisément, au bourg, la compagnie de sapeurs-pompiers appartient à cette catégorie. Un artisan du bâtiment, vivant au bourg, s’engage de fait, naturellement, comme sapeur-pompier. Il s’agit avant tout de défendre, mais aussi de faire vivre et de représenter la communauté, qui se restreint, la plupart du temps, à la population du bourg.

La deuxième forme est celle de l’« individualisation », qui correspond à l’affirmation des particularités de l’individu. L’implication est restreinte et est matière à en tirer intérêt strictement personnel. À certains égards (contournement des obligations militaires, gain financier), l’engagement au sein d’une compagnie de sapeurs-pompiers relève également de ce type de sociabilité, même si, on l’a vu, il existe d’importantes limites.

La troisième et dernière forme de sociabilité associative est celle qui mène à l’« individuation » : l’individu s’affirme comme « entité abstraite distincte du tout ». J. Ion évoque en particulier les sociétés de pensée58. À sa manière, une compagnie de sapeurs-pompiers est une société de pensée : elle défend un idéal de solidarité matérielle et morale. Adhérer à cet idéal, c’est s’engager, et réciproquement.

Chez les sapeurs-pompiers des compagnies rurales, il y a donc une grande diversité, et une grande ambiguïté, quant à la nature de l’engagement. Celle-ci combine bien souvent, mais à des degrés très variables selon les individus, une conscience collective, un intérêt personnel et un « esprit de corps ». Face à la question de l’engagement choisi, ou non, il y a alors autant de réponses qu’il y a de sapeurs-pompiers. Il est à noter toutefois que, pour une bonne moitié de la population rurale, c’est-à-dire les femmes, la question ne se posera pas avant le décret du 25 octobre 1976.

Christophe TROPEAU

DoctorantCERHIO-CNRS UMR 6258

 

 

 

1 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle. Associations volontaires en milieu populaire, Paris, A.R.F. Éditions/L’Harmattan, 1988.

2 BAKER Alan R.H., Fraternity among the French peasantry. Sociability and voluntary associations in the Loire valley, 1814-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.

3 HARISMENDY Patrick, CAPDEVILA Luc, sous dir., L’engagement et l’émancipation. Ouvrage offert à Jacqueline Sainclivier, Rennes, PUR, 2015, p. 8.

4 ION Jacques, « Les trois formes de la sociabilité associative », dans LEVASSEUR Roger (dir.), De la sociabilité. Spécificité et mutations, Trois-Rivières, Boréal, 1990, p. 169-182.

5Arch. dép. Mayenne : E dépôt 155, 3 H10.

6 Ibid., E dépôt 101, 3 H 3.

7 Ibid., E dépôt 154, 3 H 4.

8 Ibid., E dépôt 101, 3 H 3.

9 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle. op. cit. p. 117.

10 Arch. dép. Mayenne : E dépôt 75, 3 H 3.

11 Ibid., 1 pe 83/3.

12 Ibid., 1 pe 51/3.

13 Arch. mun. Ernée : 4 H 1.

14 Ibid., E dépôt 75 3 H 3.

15 Archives départementales de la Mayenne, E dépôt 37, 1 D 8.

16 Ibid., X 1058.

17 Ibid., R 1253.

18 Ibid., E dépôt 111, 1 D 3.

19 Ibid., E dépôt 101, 3 H 2.

20 Ibid., R 1253.

21 BAKER Alan R.H., Fraternity among the French peasantry, op. cit., p. 192.

22 Arch. dép. Mayenne : E dépôt 155, 3 H10.

23 Ibid., U 5588.

24 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle. op. cit. p. 15-17.

25 Arch. mun. Ernée : 4 H 1.

26 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle, op. cit., p. 18.

27 GIRARD Louis, La garde nationale, 1814-1871, Paris, Plon, 1964, p. 208-209.

28 Arch., dép. Mayenne : E dépôt 62, 3 H 1.

29 Ibid., E dépôt 72, 3 H 1.

30 GIRARD Louis, La garde nationale, op. cit., p. 198.

31 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle, op. cit., p. 66.

32 Ibid., p. 20.

33 Arch. mun. Ernée : 4 H 1.

34Arch. dép. Mayenne, E dépôt 154, 3 H 5 ; R 1253 ; Monographie de Saint-Denis-d’Anjou, 1899.

35 Ibid., 538 J 1.

36 Ibid., E dépôt 154, 1 D 3.

37 Ibid., E dépôt 37, 1 D 8.

38 Ibid. Monographie de Bouère, 1899.

39 Ibid., Monographie de Loiron, 1899.

40 Ibid., E dépôt 2, 3 H 2.

41 Ibid., E dépôt 101, 3 H 2.

42 Arch. mun. Cuillé, délibérations du conseil municipal.

43Arch. dép. Mayenne, Monographie de Cuillé, 1899.

44 Ibid., E dépôt 75, 3 H 3.

45 LUSSIER Hubert, Les sapeurs-pompiers au XIXe siècle, op. cit., p. 162.

46 Arch. dép. Mayenne: E dépôt 198, 3 H 4.

47 Ibid., Monographie de Gorron, 1899.

48 Ibid., Monographie de Grez-en-Bouère, 1899.

49 Ibid., 4 M 162.

50 Ibid., E dépôt 75, 3 H 3.

51 Ibid., U 5588.

52 Ibid., E dépôt 101, 3 H 2.

53 BAKER Alan R.H., Fraternity among the French peasantry, op. cit., p. 210.

54 Ibid., E dépôt 101, 3 H 2.

55 Ibid., E dépôt 75, 3 H 3.

56 Ibid., E dépôt 154, 3 H 4.

57 ION Jacques, « Les trois formes de la sociabilité associative », art. cit., p. 169.

58 Ibid., p. 177.