Merci Patron ! Jean Stalaven (1918-2016), retour sur un parcours hors-norme(s)

Disparu en novembre 2016, Jean Stalaven incarne un patronat breton cultivant volontiers une certaine singularité. Outre un profond enracinement territorial, l’attachement à certaines valeurs parait en effet caractéristique d’un certain type de « patrons bretons ». A travers la figure de Jean Stalaven, François Prigent appelle à une histoire du travail incluant les patrons, terrain extrêmement prometteur.

Par François PRIGENT

 

Des années 1950 aux années 1970, la Bretagne emprunte les chemins d’un nouveau développement économique, produisant des mutations d’ampleur dans le paysage socio-économique. Cette période marque aussi l’apparition d’un nouveau groupe de dirigeants économiques, de patrons profondément enracinés dans leur territoire local et au profil social, politique ou culturel décalé par rapport aux milieux patronaux à l’échelle nationale. Jean Stalaven appartenait à ces figures singulières qui ont façonné le tissu économique moderne de la région.

En France, le champ de l’histoire sociale des mondes du travail, sous l’influence du tropisme de l’historiographie marxiste, reste largement polarisé par les études sur les ouvriers, les composantes et pratiques du mouvement ouvrier, les formes subies du travail. Délaissée, l’historiographie des acteurs dominants de cette Labour history, à savoir les patrons, a pourtant été largement revivifiée depuis les années 19901. Les approches biographiques témoignent des mutations du regard des historiens sur cet objet, du portrait en politique d’un François de Wendel, maître des Forges2, à la volonté de se pencher sur les aspects économiques de la fabrication d’une carrière patronale emblématique, comme celle de Francis Bouygues dans un numéro spécial de la revue Vingtième siècle consacrée en 1992 à l’histoire des entreprises3. Depuis les années 2000, plusieurs travaux historiques mettent à jour les stratégies politiques d’une frange des milieux patronaux4, dégageant les profils et engagements des permanents patronaux ou retraçant la genèse et les pratiques des organisations patronales5. Publié par les Presses universitaires de Rennes en 4 volumes thématiques, un programme de recherche pluridisciplinaire et international6 a permis d’examiner les organisations patronales en Europe sous toutes les coutures, appréhendant à la fois leurs logiques, actions, pratiques et cultures. De même, rapprocher culture patronale et enjeux politiques, par exemple dans les années 19307, constitue désormais un terrain fécond pour les recherches historiques.

Carte postale. Collection particulière.

Ces travaux, notamment la somme du dictionnaire historique du patronat français8, comblent un vide sur des milieux sociaux méconnus, associés dans l’imaginaire collectif à une figure répulsive, celle du grand patron capitaliste exploiteur. Figure de l’autorité et détenteur du pouvoir de décision économique, les patrons classiquement assimilés au bloc conservateur par leurs positions sociales véhiculent des cultures politiques différenciées, se réclamant du paternalisme chrétien ou assumant un libéralisme économique intégral. Hétérogènes et pluriels, les itinéraires patronaux laissent pourtant poindre une autre image, celle du capitaine d’industrie instigateur de la croissance et de la création de richesses, celle de l’entrepreneur qui participe au développement économique de territoires locaux.

A l’heure de la globalisation financière, avec comme corrélat l’effacement du patron-propriétaire en propre des capitaux et des sites de son entreprise au profit d’un patron-salarié appointé par des actionnaires qui alignent les décisions économiques sur la recherche d’une plus-value à (très) court terme réalisée à la corbeille l’existence d’un patronat revendiquant une forte identité régionale, réalité prégnante en Bretagne, interroge. De la petite charcuterie familiale de l’ouest des Côtes-du-Nord à la formation d’un empire économique familial florissant, la figure de Jean Stalaven incarne ces mutations des milieux patronaux et exprime aussi une voie régionale d’agrégation aux élites économiques de la seconde moitié du XXe siècle.

 

Jean Stalaven, une figure du patronat local

L’incursion historique dans le parcours de Jean Stalaven, décédé le 11 novembre 2016 à 98 ans à la maison de retraite Edilys de Saint-Brieuc où il vivait depuis une dizaine d’années, s’avère éclairante à cet égard. Figure du patronat local, héraut de la modernité et acteur central de la vie économique des Côtes-du-Nord, il associe son nom aux succès économiques d’une entreprise familiale éponyme. A rebours de ces représentations péjoratives du patron, activant le ressort politique complexe de l’anticapitalisme décliné différemment par les gauches et les droites en France, Jean Stalaven laisse derrière lui l’image d’un patron apprécié et proche de ses salariés, d’un entrepreneur dynamique et inspiré et d’une figure du développement économique régional. Retour sur un parcours hors-norme(s)9.

De Bourbriac à Saint-Brieuc

Fils de charcutiers implantés à Bourbriac près de Guingamp depuis plusieurs générations, Jean Stalaven, né en 1918, obtient son certificat d’études primaires mais doit renoncer à poursuivre ses études au collège, en raison de la mort de son père. A 14 ans, il commence donc à travailler dans l’échoppe familiale, qu’il reprend effectivement en 1945. Politiquement, ce territoire, sous l’effet de la puissance de la résistance communiste, continue un glissement à gauche engagé dès les années 1930. Ainsi, en octobre 1945, le conseiller général (1945-1949) et le maire (1944-1947) de Bourbriac, issu des milieux radicaux, est un charron, Yves Le Couster (1903-1978), appartenant au Parti communiste français (PCF). Jean Stalaven, quant à lui, s’identifie à la gauche non communiste, laïque et modérée, d’obédience socialiste et radicale selon les scrutins. Petit commerçant, il reste à distance des tensions politiques qui touchent ce territoire, très ancré à gauche.

Carte postale. Collection particulière.

En 1955, il développe son affaire, à Saint-Brieuc, employant 7 personnes et s’affichant comme charcutier-traiteur. C’est le début d’une montée en gamme des activités de Jean Stalaven, qui devient petit à petit une marque.

Du modèle agricole breton au développement des IAA

Au milieu des années 1960, dans un contexte marqué par la profonde mutation du modèle agricole breton, mis en lumière par les travaux de C. Canévet10 et l’émergence des industries agro-alimentaires (IAA), Jean Stalaven réoriente la nature de ses activités. En effet, il impulse la construction d’une usine de 3000 m² dans la zone industrielle de Saint-Brieuc en 1945. Le projet de cet atelier vise un changement d’échelle, en cherchant à approvisionner les bouchers-charcutiers-traiteurs. Cette intuition économique, qui anticipe aussi une mutation de la consommation urbaine et à une mutation sociale des bourgs, avant l’apparition du secteur de la grande distribution, est à l’origine de la prospérité de ce qui devient, à partir des années 1960, une success story familiale.

Le choix résolu de la modernité

Cette vision économique, qui répond à un marché et à une demande, s’accompagne aussi du choix résolu de la modernité. Etre moderne, c’est être précurseur, à savoir avoir la capacité d’introduire une innovation, qui du fait de sa nouveauté, par définition dénote mais surtout s’inscrit dans la durée. Car la modernité est une rupture qui se mesure dans le temps… Ici, ce qui est moderne s’apparente à ce qui dénote, du fait de la nouveauté du côté précurseur mais aussi à ce qui dure dans le temps. Dès 1967, des équipements informatiques et l’actualisation de la mécanisation des outils de production témoignent de ces investissements qualitatifs, qui sont autant de leviers de développement pour la petite affaire familiale. En 1970, sur plus de 10 000 m², le site Stalaven dispose de chaînes de fabrication extrêmement modernes.

Jean Stalaven dans une de ses usines. Cliché: Le Penthièvre.

Les années 1980 ne stoppent pas ce double mouvement d’extension de la production, en intégrant systématiquement des innovations techniques et stratégiques. A bien des égards, cette trajectoire patronale est à rapprocher des modes de développement du groupe Glon, dans le sillage d’André Glon11 (1913-1992), dont les engagements politiques, en tant que député centriste puis gaulliste de Loudéac (1968-1978), maire de Hémonstoir (1945-1985) et conseiller général de Loudéac (1961-1967) s’avèrent toutefois bien différents.

Jeux d’échelles : extension, diversification et spécialisation

Présents sur le marché de la capitale parisienne dès la fin des années 1960, les produits « Jean Stalaven » ciblent les nouveaux espaces de consommation au sein de la Communauté économique européenne (CEE) dès 1980. Ayant acquis une structure de salaison en 1989 en Nouvelle-Calédonie, en capacité de pénétrer les marchés australien et japonais à partir de 1991, l’entreprise Jean Stalaven lance des filiales en Pologne et au Canada à compter de 2000. Outre les parts de marché, acquises dans cette croissance industrielle, le groupe Stalaven se positionne dans la mondialisation12, en tirant profit de la division internationale du travail (DIT), à savoir le différentiel en termes de coût de main d’œuvre, tout en maintenant l’essentiel de ses emplois dans son bassin d’activité originel. Car, dans le même temps, la diversification de la production s’accompagne de la fondation de nouveaux sites, en 1989, à Yffiniac (pâtisseries salées) et dans le département du Nord, à Dunkerque ou à la Petite-Synthe (plats cuisinés sous vide). Le siège social de l’entreprise, qui entame une spécialisation sur le créneau des salades-traiteurs, reste basé à Hillion.

Les visages singuliers d’un patron local : ancrage territorial et fibre sociale

En 2004, un centre de formation professionnelle voit également le jour au sein d’une structure économique qui cultive sa différence (fibre sociale et humaniste largement revendiquée par le patron-fondateur), en mettant en exergue le respect des salarié-e-s.

L’affirmation de ce modèle social caractéristique d’une frange du patronat régional correspond à une culture de la petite entreprise, familiale et humaine. L’autre singularité renvoie à un désir de développement du territoire local, reflétant un attachement viscéral aux racines géographiques familiales. C’est ce que souligne en 1992 Charles Josselin, alors député de Dinan, président du Conseil général des Côtes-du-Nord et secrétaire d’Etat à la mer, lors de la remise des palmes académiques à Jean Stalaven, dont les sites de production, entre Guingamp et Saint-Brieuc, longe la RN12, axe de développement industriel du département.

De culture social-démocrate ou démocrate-chrétienne, ce patronat, resté en prise avec le local, constitue assurément une identité particulière des milieux dirigeants bretons. Des capitaines d’industries ou des entrepreneurs capitalistes qui ont un lien spécifique avec la région, en somme13.

Un acteur du monde sportif

En outre, Jean Stalaven, passionné de sport, valorise sa marque par des actions de mécénat dans le domaine de la voile et du football. En 1986 puis en 2002-2006, Jean Stalaven soutient des skippers bretons lors de la Route du rhum : Pascal Quintin et Dominique Marsaudon.

Le trimaran Jean Stalaven en 1985, au large du golfe du Morbihan. Collection particulière.

Surtout, sur la base de liens personnels étroits avec Noël Le Graët, par ailleurs natif de Bourbriac comme lui, Jean Stalaven appartient au tissu économique coopératif qui fonde la singularité du modèle économique du club de football de l’En Avant de Guingamp (EAG) depuis les années 198014. En effet, la Société anonyme de sport professionnel (SASP) du club est formée en 2003 de 85 petits sponsors qui détiennent 70 % du capital (dont 25 % pour l’agroalimentaire, 12 % pour les BTP, 10 % pour les entreprises de transport et 8% pour le secteur de la distribution), contre 30 % à l’association du club. Transposant le modèle socialiste des coopératives à l’organisation d’un club professionnel, les sponsors ne sont pas des actionnaires à la recherche de profits immédiats mais des partenaires qui s’engagent à investir chaque année un montant fixe (10 000 euros par action). Cinq actionnaires (le groupe Le Graët, la compagnie d’aviation Brit Air, le groupe Rippoz, Le Télégramme, organe de presse locale et Le Crédit Agricole, la banque majoritaire en milieu rural) disposent de la moitié des actions. A l’échelle locale, Noël Le Graët  tisse un véritable réseau de relations économiques et sociales, qui garantit la pérennisation d’En Avant. Le maire PS de Guingamp (1995-2001) catalyse le développement économique de ce territoire, en s’appuyant sur ses réseaux économiques implantés dans le monde des PME et de l’industrie agroalimentaire, intégré au club en tant que sponsors. Un temps président du club, Alain Aubert, le patron du groupe Roullier (5 000 employés),  succède au bras-droit  de Noël Le Graët, Bertrand Salomon. Les sponsors principaux sont des amis à la trajectoire parallèle à celle de Noël Le Graët : Gaston Salvatori à Unicopa-Rippoz (agroalimentaire) et Xavier Leclercq dans la société Brit Air. Cultivant une image positive par le mécénat sportif,  identifiant les valeurs de l’entreprise familiale au projet du club, Jean Stalaven se trouve au cœur de ces réseaux et son groupe constitue ainsi le sponsor maillot d’EAG entre 2007 et 201615.

 

Les Stalaven, une saga familiale au prisme de la mondialisation

Dès le début des années 1980, Jean Stalaven entame son désengagement à la tête de l’entreprise, passant progressivement le relais à plusieurs membres de sa famille. 

Une histoire de famille

C’est d’abord sa fille Jeanne et son gendre Guy Meuriot, qui l’épaule dans la direction économiques des affaires dès 1981. Après son retrait définitif en 2002, Jean Stalaven intronise ses petits-fils, Thierry et Franck Meuriot, à la tête d’une entreprise économiquement solide. Initialement, c’est l’oncle de Thierry Meuriot, Jean-Claude qui avait été pressenti pour prendre le relais du fondateur de l’entreprise, mais son décès en 1974 retarde le passage de témoin et prolonge le maintien aux affaires de Jean Stalaven.

Thierry Meuriot, un patron en politique

Le parcours du petit-fils de Jean Stalaven, Thierry Meuriot, né en 1968 à L’Hay les roses (94), est intéressant à plus d’un titre. Titulaire d’un Bac D, il s’engage dans une formation pragmatique, courante dans les choix d’orientation des petits milieux patronaux de « province » : BTS agroalimentaire et biotech, DUT gestion suivi d'une maîtrise de gestion et d'un DESS en management à l'Institut de gestion de Rennes (IGR). Vivant en Ile-de-France, Thierry Meuriot, qui achève ses études en 1993, débute professionnellement au sein du groupe Triballat, à Rennes, en 1994. Dans la foulée, il prend le relais, avec son frère, de sa mère, à la tête du groupe Stalaven, impulsant le virage européen et mondial du groupe.

En 2006, il gère le rapprochement avec la coopérative agricole Euralis, basé à Pau mais disposant de capitaux déployés à l’échelle mondiale. En effet, les discussions ouvertes avec le groupe Le Graët comme avec Andros n’aboutissent pas, et la structure coopérative d’Euralis séduit les dirigeants historiques de Stalaven, qui avaient signé en 2005 un important contrat avec Mc Donald’s pour l’approvisionnement en « repas-salades » de la FTN (firme trans-nationale) américaine. Disposant de 25 % du capital en 2006, le groupe monte en puissance, au point de détenir 65 % des actions de Stalaven en 2009.

Restaurant Mac Donald's en Californie. Wikicommons.

En parallèle, Thierry  Meuriot est contacté en novembre 2009 par Jean-Yves Le Drian, premier président de la région Bretagne depuis 200416, pour intégrer la liste d’union des gauches dans les Côtes d’Armor. Notons bien qu’il s’agit d’un profil sociologique très rare au sein du personnel politique, à gauche. L’enjeu de l’industrie agro-alimentaire, centrale, fait partie des débats majeurs de la campagne, et l’ancien député de Lorient lui propose, sur un mandat court de 4 ans, la gestion en tandem des questions économiques avec Loïg Chesnais-Girard17 en prenant la tête de l’Agence économique de Bretagne (AEB).

La disparition d’une entreprise ?

Au sein du groupe Stalaven, les intentions d’Euralis se révèlent finalement plus prédatrices que prévu, avec une prise de participation de 98 % du capital en janvier 2012. Cette mutation brutale du virage de la mondialisation, en 2011-2012, assumé par Giampaolo Schiratti, contribue à déstabiliser de façon définitive l’identité du groupe Stalaven. Dans un contexte incertain, comme en témoigne le turnover des dirigeants et la multiplication des mouvements sociaux dans l’entreprise entre 2012 et 2014 (grèves sur fonds de licenciements), le groupe entame une nouvelle histoire, éloignée de l’identité forgée par Jean Stalaven.

Avec la fermeture du site de Saint-Agathon (construit en 2007 pour salades composées) et de Saint-Brieuc, l’entreprise se recentre sur son site d’Yffiniac à partir du 26 janvier 2012. Le départ de Jean-Michel Troadec, en 2013, achève ce processus d’éloignement de son histoire originelle.

Fort de 1400 salariés (dont 700 emplois dans les Côtes d’Armor) et 220 millions d’euros de chiffre d’affaire, en 2010, le groupe entre dans une période de turbulences. Franck Meuriot quitte ses fonctions au sein de l’entreprise en 2010, la famille Stalaven cédant totalement ses parts en janvier 2012. En 2014, Franck Meuriot, conformément à ses engagements, démissionne de ses fonctions de vice-présidence de la région Bretagne et se recentre sur un autre projet économique (la biscuiterie bio Brieuc, elle  aussi partenaire du club d’En Avant de Guingamp).

L'équipe de 2011-2012 qui évolue en Ligue 2 et arbore des maillots Jean Stalaven. Crédit: En Avant Guingamp.

En 2015, lors des 60 ans de la création de l’entreprise Jean Stalaven dans son format moderne, la célébration de la singularité de sa gouvernance entre en dissonance avec la crise existentielle de l’entreprise, au grand dam du patriarche. Dissoute dans une entité dont le territoire d’action est devenu mondial, reconfigurée dans son cœur d’activité et rétrécie dans sa base salariale, l’entreprise Stalaven a pour ainsi dire disparue, même si la marque perdure.

A l’annonce du décès de Jean Stalaven, les médias comme les responsables politiques régionaux ont largement occulté ces problématiques récentes. Ces hommages ont surtout souligné sa figure de capitaine d’industrie, arborant fièrement les couleurs bretonnes, ainsi que son rôle d’entrepreneur associé à un développement économique territorialisé.

Ce retour sur ce parcours atypique ouvre bien des pistes de recherche sur les trajectoires patronales en Bretagne, un aspect étonnamment délaissé du patrimoine historique régional, alors même que les engagements territoriaux des patrons bretons se singularisent des schémas nationaux. Si les sources et les archives s’avèrent abondantes, à l’image des documents conservés dans les chambres de commerce et d’industrie par exemple, il s’agit bien d’un champ historiographique quasiment vierge dans l’histoire régionale18. Pourtant, les trajectoires emblématiques de réussite patronale, résultant souvent de success-story singulières qui ne manquent pas d’accentuer cette originalité du modèle patronal breton, voire suggérant l’existence d’un lobby breton protéiforme18, ne manquent pas.

Dans le cadre de nos propres travaux croisant histoire du sport et histoire politique (Noël Le Graët, Hubert Couquet, Noël Blayau20) ou explorant l’histoire du travail politique au Parlement (André Glon), nous avons eu l’occasion de saisir la portée heuristique de ces portraits historiques de patrons bretons. Dans le prolongement des livres retraçant les aventures de patrons atypiques (Alexis Gourvennec, le paysan-directeur général21, Jean Hénaff22, François Pinault23), nous appelons de nos vœux des travaux historiques solides sur les dynasties familiales patronales bretonnes qui s’insèrent dans les cercles dirigeants économiques à l’échelle nationale (Leclerc, Bolloré). De l’expérience du Comité d’entente et de liaison des intérêts bretons (CELIB) à l’intégration régionale dans la globalisation (surtout européenne), l’espace économique que représente la Bretagne est tramé par un capitalisme à base régionale, au profil éloigné du capitalisme adossé à l’Etat si saillant dans les milieux patronaux français. Loin d’être le produit d’une déclinaison régionale du colbertisme ou du patriotisme économique, la vigueur des figures dynamiques des élites économiques contemporaines (Jean-Pierre Le Roch, Daniel Roullier, Jean-Guy Le Floc’h, frères Guillemot, Louis Le Duff) mérite d’être interrogé par les historiens, l’histoire économique étant une dimension éclairante et stimulante pour analyser les sociétés contemporaines. Appréhender ce trait caractéristique de la Bretagne contemporaine suppose au préalable de travailler sur ces biographies patronales de rang 2, comme celle de Jean Stalaven. Y compris sous l’angle de leurs engagements politiques locaux, à l’instar d’un Yvon Jacob, député RPR de Rennes (1993-1997) ou d’un Yves Rocher, dont le parcours d’élu (maire de La Gacilly 1962-2008, conseiller général de La Gacilly 1982-2001 et conseiller régional du Morbihan 1992-1998) est partie prenante de l’histoire locale et régionale des droites. Ainsi, pour une connaissance fine du patronat et de ses réseaux à l’échelle régionale au XXe siècle, il faudrait passer de l’analyse de la trajectoire individuelle de Jean Stalaven à la réflexion sur les trajectoires collectives des patrons en Bretagne, par exemple en mobilisant une approche de type prosopographique24.

François PRIGENT

Agrégé et docteur en histoire contemporaine

Chercheur associé, Université Rennes 2 (EA Tempora)

 

 

 

 

 

1 DARD, Olivier, « L’approche renouvelée des groupes de pression patronaux en histoire », in BADEL, Laurence et MICHEL, Hélène (dir.), Patro­nats et intégration européenne : pour un dialogue disciplinaire rai­sonné, Paris, L’Harmattan/Les cahiers de Fare, 2011, p. 93-110. DARD, Olivier, « Mythologies conspirationnistes et figures du discours antipatronal », in Vingtième Siècle, n° 114, 2012, p. 136-151. 

2 JEANNENEY, Jean-Noël, François De Wendel en République. L’argent et le pouvoir (1914-1940), Paris, Le Seuil, 1976.

3 BARJOT, Dominique, « Francis Bouygues, l’ascension d’un entrepreneur (1952-1989) », in Vingtième siècle, n° 35, 1992, p. 42-59.

4 RICHARD, Gilles, « Claude-Joseph Gignoux : une biographie exemplaire ? Réflexions à propos des relations entre stratégies patronales et stratégies partisanes à droite, de 1936 à la Libération », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 109, t.3, 2002, p. 141-156.

5 DARD, Olivier et RICHARD, Gilles (dir.), Les permanents patronaux : éléments pour l’histoire de l’organisation du patronat en France dans la première moitié du XXe siècle, Centre de recherche histoire et civilisation de l’université de Metz, n°28, 2005. ROUSSELIER-FRABOULET, Danièle, Quand les patrons s'organisent: stratégies et pratiques de l'Union des industries métallurgiques et minières, 1901-1950, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007. OFFERLE, Michel, Sociologie des organisations patronales, Paris, La Découverte, 2009.

6 VERNUS, Pierre et FRABOULET, Danièle, Genèse des organisations patronales en Europe (19e - 20e siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. Fraboulet, Danièle, Druelle-Kom, Clotilde et Vernus, Pierre (dir.), Les organisations patronales et la sphère publique (Europe, XIXe et XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. FRABOULET, Danièle, HUMAIR, Cédric et VERNUS, Pierre (dir.), Coopérer, négocier, s’affronter. Les organisations patronales et leurs relations avec les autres organisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. FRABOULET, Danièle, MARGAIRAZ, Michel et VERNUS, Pierre (dir.), Réguler l’économie. L’apport des organisations patronales (Europe, XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

7 DARD, Olivier, « L’approche renouvelée des groupes de pression patronaux en histoire », in BADEL, Laurence et MICHEL, Hélène (dir.), Patronats et intégration européenne : pour un dialogue disciplinaire rai­sonné, Paris, L’Harmattan/Les cahiers de Fare, 2011, p. 93-110. DARD, Olivier, « Mythologies conspirationnistes et figures du discours antipatronal », in Vingtième Siècle, n° 114, 2012, p. 136-151.

8 DAUMAS, Jean-Claude (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010.

9 Cet article s’appuie sur différentes sources : archives de l’INA (portrait de Jean Stalaven en 1997) ; presse locale (Ouest-France, Le Télégramme) ; presse économique spécialisée, archives d’En Avant de Guingamp ; entretiens oraux avec Jean Stalaven, Franck Meuriot, Noël Le Graët et Yannick Botrel (sénateur PS des Côtes d’Armor depuis 2011, maire de Bourbriac 1995-2014 et conseiller général de Bourbriac 1992-2011) effectués entre 2003 et 2010.

10 CANEVET, Corentin, Le modèle agricole breton, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1992.

11 PRIGENT, François, « notice André Glon », in Sabine Jansen (dir.), Dictionnaire des parlementaires de la Ve République, en ligne www.assemblee-nationale.fr.

12 Processus de diffusion du capitalisme à l’échelle mondiale, la mondialisation, élargissement du champ d'activité des agents économiques (entreprises, banques, Bourses) du cadre national à la dimension mondiale, connaît 3 phases.  Du milieu du XVe siècle au XIXe siècle, le capitalisme marchand, d’origine européenne s’appuie sur la déportation massive d’esclaves africains et sur la conquête territoriale des nouveaux mondes. A partir du XIXe siècle, le capitalisme industriel, qui positionne la Triade à la tête de la direction de l’espace mondial, se restructure dans le cadre des révolutions industrielles et du processus de colonisation. Le capitalisme financier, dans les contours actuels de la globalisation, émerge à partir des années 1970. Pour aller plus loin, cf. BRUNEL, Sylvie, « Qu’est-ce que la mondialisation », in Sciences humaines, 2007.

13 Rappelons qu’il existe, autour de Lamballe, un autre espace des industries agroalimentaires, celui du marché du porc, au cœur des droites locales, cimentées par les réseaux du syndicalisme agricole de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA).

14  Un autre patron, Hubert Couquet, attaché à un modèle économique différent, joue un rôle clé dans l’histoire du club. PRIGENT, François, « Les années Couquet. Les relations entre l’usine Tanvez, le club de football d’En Avant de Guingamp et le milieu politique au XXe siècle », in Ouvrage collectif, Les usines Tanvez à Guingamp (XIXe-XXe siècles), culture industrielle et mémoire ouvrière, Guingamp, mairie de Guingamp, 2011, p. 78-94.

15 PRIGENT, François, « Football, Money and Socialism. En Avant de Guingamp from State Schoolteachers to Didier Drogba (1912-2004) », in Socialist History, 2007, n° 31, p. 69-79 (actes du colloque Rethinking Social Democracy, Swansea, 30 mars-2 avril 2005). Pour une version abrégée, consulter le site des historiens du football, http://www.wearefootball.org. Pour une réflexion plus large, cf. PRIGENT, François, « Les gauches socialistes et le sport en Bretagne au XXe siècle », in Recherche Socialiste, n° 70-71, 2015, p. 71-83 (dossier coordonné par ARCHAMBAULT, Fabien et CONORD, Fabrice, Sport et socialisme).

16 PRIGENT, François, « D’Emile Goude à Jean-Yves Le Drian : les réseaux des parlementaires socialistes bretons au XXe siècle », in Cahiers du CEVIPOF, n° 58, 2014, p. 34-55 (dossier coordonné par ROZEBERG, Olivier et VIKTOROVITCH, Clément, Le Parlement et les citoyens). Lors du  colloque « 1986-2016 : 30 ans de démocratie régionale. Des régions pour quoi faire », à l'IEP de Rennes et aux Champs Libres les 17-18 novembre 2016, à l’initiative de PASQUIER, Romain et KERNALEGENN, Tudi, la réflexion a notamment porté sur les caractéristiques singulières des conseillers régionaux.

17 Maire de Liffré depuis 2008, Loïg Chesnais-Girard est l’actuel 1er vice-président du Conseil régional.

18 Le Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC) a initié un projet de recherche sur cette dimension, à travers le post-doctorat de Marion Rabier à l’Université de Bretagne occidentale (UBO). Si l’exploitation des entretiens effectués dans ce cadre n’a pas encore abouti, citons plusieurs textes croisant sociologie, science politique et histoire sur ce pan de l’histoire régionale. RABIER, Marion , « Des dirigeants patronaux nationaux aux dirigeants patronaux bretons », in BOUGEARD, Christian et PRIGENT, François, Des fiches aux fichiers. Les enjeux de la méthode prosopographique (Bretagne, XVIIIe-XXe siècles), 19 juin, 2014, communication orale non publiée. RABIER, Marion, « Sous le bonnet la classe, Retour sur le mouvement des "Bonnets rouges" », in Revue Agone, n° 56, 2015, p. 127-142. PENISSAT, Étienne et RABIER, Marion, « Représenter les patrons. Sociographie des présidents des fédérations du MEDEF », in Sociétés contemporaines, n° 98, 2015, p. 107-136.

19 Un travail d’investigation journalistique repère les différents réseaux bretons, identifiant bien la force des milieux patronaux régionaux. LUCAS, Clarisse, Le lobby breton, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, 350 p.

20 PRIGENT, François, « LOUIS, Noël, Pierre : les Blayau, portrait d’une dynastie familiale », in Place Publique, Rennes, n° 40, 2016, p. 77-81.

21 BAUDOIN, Alain et DAUTRIA, Louis-Roger, Alexis Gourvennec : paysan-directeur général, Paris, Fayard, 1977. GOURVENNEC, Alexis et ELEGOËT, Fanch, Alexis Gourvennec : entrepreneur collectif : entretiens avec Fanch Elégoët, Rennes, Editions Apogée, 2004.

22 PERRONO, Thomas, « Jean Hénaff : le créateur du « pâté du mataf », En Envor, en ligne.

23 BOTHOREL, Jean, François Pinault, une enfance bretonne, Paris, Robert Laffont, 2003, 156 p.

24 BOUGEARD, Christian et PRIGENT, François (dir.), La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique (Bretagne, XVIIIe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes (actes du colloque de Brest, 16 mars 2013 et 18-19 juin 2014).