5 questions à Alain Prigent

Professeur d’histoire-géographie à la retraite et correspondant du Maitron en Bretagne, Alain Prigent compte parmi les auteurs de cette fantastique aventure historiographique qu’est le dictionnaire des fusillés de la Seconde Guerre mondiale, ouvrage monumental tout juste publié par les éditions de l’Atelier. Il revient pour nous sur cette remarquable œuvre collective, appelée à faire date.

Comment est née l'idée de ce Maitron des fusillés?

L’architecte du projet est Jean-Pierre Besse qui nous a quittés il y a trois ans emporté par une brutale maladie. L’ouvrage pionnier en ce domaine, ouvrage qu’il publia avec un jeune chercheur, Thomas Pouty1, a été le point de départ de ce projet. Jean-Pierre Besse était également un fidèle collaborateur du Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (1940-1968), dirigé par Claude Pennetier. Le projet initial de Jean-Pierre Besse et de Claude Pennetier était de mettre en place un groupe de travail au niveau national, groupe rassemblant des universitaires mais aussi des historiens de profession ou des responsables d’associations départementales (Résistance et déportation) qui avaient travaillé sur cette question dans leurs départements. L’objectif était donc de rédiger des notices biographiques, dans l’optique du Maitron, des fusillés. Bien entendu les premières réunions ont montré qu’une définition précise du futur corpus était nécessaire. En fait, Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty ont avec patience et persévérance réussi à convaincre le groupe de travail qu’il était nécessaire dans un premier temps de se concentrer sur un corpus national de 4410 fusillés ayant été jugés et condamnés à la peine de mort par un tribunal militaire allemand puis fusillés ou guillotinés-décapités sur ordre des autorités d’occupation. Dans cette première phase il n’était pas question de publier un ouvrage rassemblant les notices. Ce projet semblait hors de portée du groupe de  travail. L’utilisation du site du Maitron semblait être le cadre raisonnable afin de restituer ces recherches.

Carte postale commémorative. Collection particulière.

Il y a un an environ, Claude Pennetier nous a fait part du projet des Editions de l’Atelier qui publient Le Maitron. Cette maison d’édition était prête à prendre le risque éditorial assez « insensé » de publier cette somme : plus de 4000 notices dans un format improbable de 2000 pages. Aujourd’hui ce livre existe ! Je tenais ici à rendre hommage à Bernard Stéphan, directeur des Editions de l’Atelier, qui a pris ce risque. On peut dire que c’est un évènement majeur dans le domaine éditorial.

Comment avez-vous travaillé?

Depuis 2008, le groupe de travail s’est réuni deux à trois fois par an, Place Dupleix dans le 15e arrondissement. Ces sessions ont été très enrichissantes. Elles ont permis des échanges méthodologiques mais aussi de montrer la diversité des situations régionales. Progressivement il est devenu évident pour tous de « calibrer » les notices afin qu’il n’y ait pas de disparités dans l’écriture des parcours des fusillés. Ces rencontres ont été d’une grande richesse humaine. Des amitiés se sont nouées. Bref ce fut aussi une vraie aventure humaine.
La mort de Jean-Pierre a failli être fatale au projet tellement il était impliqué dans la coordination des travaux. C’est pour honorer sa mémoire et rester fidèle à ce projet que finalement le groupe a poursuivi ses travaux. Pour la région Bretagne, j’ai beaucoup travaillé avec Serge Tilly qui fut la cheville ouvrière du volume parue en 2011 dans les Côtes d’Armor2. Nous sommes venus ensemble ou séparément à presque toutes les réunions du groupe de travail pendant cette décennie. Nous avons été encouragés par Christian Bougeard qui supervisait le travail pour l’ensemble de la Bretagne. Fin 2013 nous avons fait le constat qu’il manquait plus de 1000 notices pour finaliser le projet envisager par Bernard Stéphan. Avec l’aide de Delphine Le Neveu nous avons alors rédigé les notices manquantes dans les autres départements bretons. Les recherches de Renée Thouanel nous ont beaucoup aidés3.

Enveloppe commémorative. Collection particulière.

Au terme de ce dictionnaire, peut-on dresser un « portrait-robot » du fusillé?

Avec François Prigent, nous avons présenté une contribution à un récent colloque universitaire à Brest en juin 2014 sur ces problématiques4. Mais nous n’avons pas tenté de faire un portrait-robot du « fusillé ». Nous sommes partis du constat que les fusillés n’étaient jamais exécutés « seuls » mais en groupe dans des circonstances qui les unissaient. Nous avons pu ainsi dresser des socio-biographies de résistants en fonction de la chronologie, de la géographie, de l’appartenance à des réseaux spécifiques. Par exemple nous avons travaillé sur le groupe de brestois organisé autour de Louis Elie, groupe fusillé le 10 décembre 1941 au Mont Valérien,  qui avait pour objectif principal le renseignement et la récupération d’armes. Ils étaient pour la plupart issus de familles proches des milieux militaires brestois, catholiques conservateurs engagés syndicalement (à la CFTC) et politiquement (PSF). Les fusillés condamnés au procès dit « des 29 » à Rennes sont fusillés au champ de tir de La Maltière (en Saint-Jacques-de-la-Lande près de Rennes) le 30 décembre 1942. D’une moyenne d’âge plus élevée que le groupe gaulliste brestois (29.4 ans) ; appartenant à la classe ouvrière (16 sur 29 sont des ouvriers professionnels ou des Ateliers de la SNCF) ; enracinés dans les milieux syndicalistes CGT (issus de la CGTU), ces cheminots du dépôt rennais, bénéficiant de solides solidarités de métier, se sont engagés dans les premiers groupes constitués de l’OS (organisation spéciale) et des FTP, organisations spécifiques du PC clandestin. Auteurs d’actions à caractère militaire (sabotages), ils sont arrêtés malgré le fort cloisonnement d’une organisation clandestine structurée en triangle. Voilà deux exemples intéressants qui montrent l’extrême diversité des groupes de fusillés.
La moyenne d’âge calculée des 50 condamnés à mort fusillés dans les Côtes-du-Nord (22,74 ans, 84% avaient moins de 25 ans) est significative : seuls 3 suppliciés ont plus de 25 ans. Ces jeunes célibataires, entrés dans la Résistance à partir des premiers mois de 1944, vivaient souvent au domicile familial.

Un haut-lieu de la mémoire des fusillés: le Mont-Valérien. Carte postale, collection particulière.

Du point de vue des fusillés, la Bretagne est-elle un territoire spécifique?

Le tableau ci-dessus fait la synthèse des exécutions en Bretagne après jugement d’un tribunal militaire allemand (1940-1944):

Finistère 75
Côtes-du-Nord 59
Morbihan 29
Ille-et-Vilaine 125
Loire-Inférieure 92
Total Bretagne 380
Total France 4410

Ce tableau recense toutes les exécutions qui ont été perpétrées en Bretagne. Il n’inclut ni les fusillés de Port-Louis (69), ni les suppliciés du fort de Penthièvre situé dans la presqu’île de Quiberon (50), pour lesquels aucune trace de jugement de tribunaux allemands n’a été retrouvée5. La pesée objective du corpus des fusillés en Bretagne est mise en évidence par le ratio des fusillés en Bretagne (8.61 %, 380 sur un total  de 4410 fusillés)6. La Bretagne ne présente donc pas un territoire spécifique en terme quantitatif même si le ratio est supérieur à la moyenne nationale.
Au niveau des symboles oui sûrement ! Les exécutions perpétrées à Chateaubriant et à Nantes sont restées dans la mémoire collective comme des marqueurs majeurs de l’histoire nationale.

Il y a avec ce volume une étape décisive de franchie dans la connaissance de la répression pendant la Seconde Guerre mondiale. A votre avis, quels seront les prochains développements de l'historiographie des fusillés?

Notre groupe de travail va continuer à se réunir. La mise en place du site internet spécifique aux fusillés est une nécessité. Bien entendu nous continuerons d’enrichir les biographies du corpus des condamnés à mort et des otages. Mais l’objectif majeur reste de rédiger les notices de toutes les victimes (exécutés sommaires, massacrés etc.…).  Avec Serge Tilly, pour les Côtes-du-Nord, nous avons identifiés plus de 1000 personnes relevant de ce corpus. Nous préparons un nouveau numéro de nos Cahiers. Ce travail sera mené dans la même démarche scientifique que celle du groupe de travail de la Place Dupleix. Ce travail de recherches complétera notre connaissance de la répression nazie dans notre pays après les travaux sur la déportation et sur les fusillés. Il est un des maillons indispensables à la connaissance globale des conséquences humaines de la Seconde Guerre mondiale en France7.

 

 

 

 

 

 

1 BESSE, Jean-Pierre, POUTY, Thomas, Les fusillés. Répression et exécutions pendant l’Occupation (1940-1944), L’Atelier, 2005.

2 PRIGENT, Alain, TILLY, Serge, Les fusillés et les décapités dans les Côtes-du-Nord (1940-1944), Les Cahiers de la Résistance Populaire dans les Côtes-du-Nord,  n°12, 2011.

3 THOUANEL, Renée(sous la dir.), Les fusillés de La Maltière, Mairie de Saint-Jacques de La Lande, 2012.

4 PRIGENT, Alain et PRIGENT, François, « Les fusillés en Bretagne (1940-1944). Premières conclusions d’une enquête prosopographique à partir du  Maitron » in  Des fiches aux fichiers. Les enjeux de la méthode prosopographique : élites politiques et sociales, notables, mondes militants en Bretagne (XVIIIe-XXe siècles), Actes des journées d’étude organisées en 2013 et 2014 par le Centre de Recherche sur la Bretagne Celtique (CRBC) et l’Association Maitron Bretagne (AMB), à paraître en 2015. 

5 Ces exécutions relèvent donc des crimes de guerre.

6 Notons la place centrale de la Loire-Inférieure dans la politique des otages du Reich (Chateaubriant et Nantes) ainsi que la proximité géographique avec la zone du débarquement faisant de la Bretagne la première région libérée après la Normandie.

7 Autres champs de recherches : victimes militaires sur l’ensemble des théâtres de guerre (air, terre et mer) ; victimes civiles (bombardements allemands ou alliés).