Les historien.nes : êtres charismatiques mais aussi sensibles ?

Malgré la crise qui frappe la presse et l’édition scientifique, des projets continuent de voir le jour et ouvrent de nouveaux espaces de publication. C’est le cas tout récemment de Mémoires En Jeu, revue pluridisciplinaire et transnationale dédiée aux enjeux de mémoire, mais également de Sensibilités. Histoire, critique & Sciences sociales publiée par les éditions Anamosa. Placée sous les bons auspices d’un comité scientifique particulièrement prestigieux – on y compte notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, Patrick Boucheron, Bruno Cabanes, Alain Corbin, Pierre Laborie ou encore Bernard Lahire – cette revue entend explorer le registre des émotions.

Une maquette particulièrement séduisante.

Mais avant de présenter plus amplement ce premier numéro, consacré au charisme, il nous faut dire quelques mots de sa réalité physique. Car la première émotion qui s’empare de celui ou celle qui rencontre Sensibilités. Histoire, critique & Sciences sociales est faite d’intérêt, de curiosité et, pour tout dire, d’admiration pour un objet qui est – on nous excusera ce jugement de valeur aussi abrupte que suranné – beau. Epais et soyeux, le papier est particulièrement agréable tout en dégageant une odeur qui ne s’oublie pas. Furieusement inventive, la maquette est à la fois claire et moderne, créant une publication résolument hybride, entre revue scientifique traditionnelle et magazine haut de gamme, le tout parsemé d’un zeste d’influence fanzine, comme une réminiscence d’une certaine culture underground.

Bref, cette revue est physiquement charismatique et en impose d’emblée à qui l’ouvre. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que le comité de rédaction de Sensibilités. Histoire, critique & Sciences sociales – Quentin Deluermoz, Christophe Granger, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet – a décidé de s’attaquer pour ce premier numéro à cette notion de charisme, tant étudiée par Max Weber ? Toujours est-il que le résultat permet de disposer d’un précieux état de l’art, entre enjeux théoriques – une attention toute particulière doit être ici accordée à l’article d’Isabelle Kalinowski sur les perspectives weberiennes et bourdieusiennes du charisme – et analyses pratiques.

Le résultat est donc à l’image de cette revue qui entend « se tenir à la croisée des savoirs », entre productions purement théoriques et enquêtes de terrain. La démarche pluridisciplinaire est ici parfaitement bien maîtrisée – ce qui, avouons-le, n’est pas toujours le cas – et on se prend avec plaisir à découvrir ces divers articles sans se soucier de savoir s’ils émanent d’historien.n,es, de sociologues ou de tout autre chercheur.e en sciences sociales.

Mais là n’est sans doute pas le plus intéressant, et le plus prometteur, de cette revue qui, gageons-le, trouvera très rapidement sa place dans le paysage éditorial. Sensibilités. Histoire, critique & Sciences sociales abrite en effet une rubrique intitulée « Comment ça s’écrit ? » qui, comme une subtile mise en abîme, donne la parole à un « écrivain » pour qu’il explique sa méthode de travail. Dans ce premier numéro, c’est l’immense historienne Arlette Farge qui se livre et on ne dira pas assez combien cet exercice est salutaire. En effet, à l’heure où la mémoire s’oppose si fréquemment aux acquis de la science historique et où les historiens sont perçus comme des animaux à sang particulièrement froid, pour ne pas dire gelé, incapables de captiver leur public, déshumanisant le passé à force de concepts et de notes de bas de page, cette rubrique montre combien le travail intellectuel, malgré les rigueurs méthodologiques, est aussi affaire de sensibilités. Un rappel qui témoigne d’une ironie mordante lorsqu’on veut bien avoir en tête le magistère moral, pour ne pas dire charismatique, que confère l’étiquette universitaire.

Erwan LE GALL