Une revue dédiée aux enjeux de mémoire

Si la mémoire et, plus particulièrement encore, l’injonction au sacrosaint devoir de mémoire, semblent être toujours plus présents dans nos sociétés contemporaines, rares sont les espaces qui permettent de penser cette réalité. Lieu d’analyses et de réflexions, Mémoires en jeu se propose justement de répondre à ce besoin en « établissant des passerelles entre la recherche et la société », ce dans une perspective résolument transnationale et interdisciplinaire, tout en inventant un objet hybride, particulièrement stimulant.

Une maquette efficace.

Centré sur le Goulag, le dossier de ce premier numéro, dirigé par Luba Jurgenson, s’intéresse spécifiquement à deux immenses vecteurs du souvenir : Varlam Chalamov et Alexandre Soljenitsyne. Ce faisant, se dessinent quelques lignes conductrices de cette publication : confronter la mémoire à l’histoire, déconstruire les supports et, au final, apporter une analyse pointue sur des réalités parfois très complexes. Comme dans bien des revues académiques, chaque article s’accompagne d’une bibliographie détaillée qui permet d’approfondir tel ou tel aspect du sujet traité.

Mais le format, la mise en page et la place accordée à l’iconographie – en noir et blanc, d’une grande sobriété – ne sauraient inscrire Mémoires en jeu dans ce seul registre tant l’influence de la presse magazine est, d’un strict point de vue formel, perceptible. Celle-ci s’exprime notamment grâce aux entretiens qui sont publiés et qui, de facto, placent la publication au cœur de l’actualité mémorielle. C’est ainsi que Nicolas Beaupré et Anne Rasmussen sont appelés à tirer, à mi-étape, un premier bilan du centenaire de la Première Guerre mondiale. Passionnante, leur réflexion insiste, loin de l’image d’un centenaire venant « d’en bas », formule sans doute trop proche du slogan pour rendre totalement compte de la réalité, sur la certaine forme d’horizontalité qu’induisent les réseaux sociaux et sur les difficultés qu’il y a à renouveler des pratiques commémoratives qui, quoi qu’on en dise, n’ont que peu changé depuis 1918.

Cette question renvoie d’ailleurs directement aux pratiques d’histoire dite publique, il est vrai encore peu en vogue en France mais très courantes en Amérique-du-Nord, et à l’entretien donné par Catherine Brice à propos du Master 2 … d’histoire publique proposé par l’Université Paris-Est Créteil. Avouons-le franchement, si nous ne sommes absolument pas convaincus par cette formation, Mémoires en jeu a le mérite de se placer au cœur d’une actualité mémorielle insuffisamment traitée et d’inviter à la réflexion. C’est d’ailleurs une des caractéristiques les plus remarquables de cette publication que de donner des clefs de compréhension du présent à ses lecteurs et on pense notamment à l’article de Jean-Yves Potel sur la multiplicité du roman national polonais, polémique qui éclaire par bien des aspects l’actualité la plus immédiate de ce pays.

Mémorial pour les victimes du Goulag, à Moscou. Wikicommons.

On ne peut donc que se féliciter de la parution de cet objet hybride, à la fois magazine et revue, qui jamais ne cède à la facilité, et ose même aborder certains des débats historiographiques les plus récents et les plus vifs : le recension par Omer Bartov du Black Earth : The Holocaust as History and Warning de Timothy Snyder est à cet égard un modèle du genre. Pour autant, il nous semble plus que regrettable d’avoir choisi pour cette – excellente – nouvelle publication un titre aussi proche que celui de – la non moins excellente – revue En Jeu, histoire et mémoires vivantes de la Fondation pour la mémoire de la déportation. Nous en avions déjà d’ailleurs parlé à plusieurs reprises en ces mêmes colonnes, à l’occasion notamment de remarquables dossiers consacrés à l’idée de matrice du XXe siècle ou à la question de l’erreur en historiographique. De ce point de vue, un petit supplément de créativité n’aurait pas été superflu…

Erwan LE GALL