Des certitudes en histoire…

Dès sa création en 1990, la Fondation pour la mémoire de la déportation se distingue par un travail d’histoire caractérisé par l’excellence intellectuelle. L’historiographie de la Seconde Guerre mondiale doit énormément à la publication sous son égide du fameux Livre-mémorial de la déportation partie de France, ouvrage auquel se réfère aujourd’hui quasi quotidiennement toute personne étudiant la période. C’est bien entendu la même exigence qui a présidé à la création d’En jeu, Histoire et mémoires vivantes, revue pluridisciplinaire de la Fondation pour la mémoire de la déportation, à la différence près que la seconde livraison de cette publication, datée de décembre 2013 et que nous vous présentons avec quelques mois de retard, dépasse de loin le seul cadre de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale1.

Déportées à Ravensbrück en 1939. Wikicommons / Bundesarchiv: Bild 183-1985-0417-15.

Coordonné par l’excellent Thomas Fontaine, récemment entendu à Rennes lors du grand colloque sur les comportements collectifs dans la France occupée, ainsi que par Bertrand Hamelin et Yannis Thanassekos, le dossier de ce deuxième numéro d’En Jeu est à la fois brillant par sa facture, délicieusement provoquant par son intitulé et, au final, absolument nécessaire. Dans une période où le conformisme n’épargne malheureusement pas la vie intellectuelle, il faut en effet être sacrément irrévérencieux, et brillant, pour oser publier un dossier consacré aux erreurs historiographiques. Or, loin de relever de la simple provocation de garnement, ce sujet se révèle être un enjeu majeur, incontournable, dépassant de loin le seul cadre de l’historiographie du système concentrationnaire nazi. C’est ce qu’expliquent brillamment les trois coordonnateurs de ce dossier en avançant avoir « fait l’hypothèse que l’erreur constitue un excellent angle d’observation des mécanismes de perception et de réception, des structures et des dynamiques du champ de la recherche historique et des rapports entre la discipline historique et la société » (p. 12). Autrement dit, aujourd’hui, nul ne peut se prévaloir d’un hypothétique « cordon sanitaire scientifique » et ne peux faire comme si son discours n’était entendu qu’au sein des sphères universitaires. Ceci oblige non seulement à la prudence mais au doute, valeur manifestement oubliée à en juger par certaines controverses historiographiques qui, en fait de débats, se limitent trop souvent au choc de certitudes contradictoires.

Sans rentrer dans le détail de ce numéro extrêmement riche, nous mentionnerons juste deux admirables articles qui illustrent bien les enjeux qui, potentiellement, cristallisent cette question des erreurs historiographiques. En revenant sur la thèse pionnière d’Olga Wormser-Migot sur le système concentrationnaire nazi (p. 44-58), Thomas Fontaine et Benoit Hamelin explorent l’erreur d’une grande historienne qui affirmait, à l’encontre des témoignages de survivants, qu’il n’existait pas de chambres à gaz à Ravensbrück et Mauthausen.  Soutenue avec tous les honneurs en 1968, et en Sorbonne, cette thèse s’insère dans un contexte scientifique et politique qu’il ne faut pas négliger, entre suspicion envers la source orale et volonté de préserver l’institution universitaire malmenée par les « évènements ». Or, il est à noter que c’est hors du monde scientifique, et en l’occurrence dans la sphère associative et par l’intermédiaire de Serge Choumoff, que l’erreur est « perçue et réfutée », pour reprendre les termes des auteurs.

Porte dechambre à gaz à Mauthausen. Wikicommons.

Tout cela aurait pu en rester là si la production historiographique était cantonnée aux cénacles des gens autorisés, universitaires, chercheurs et professionnels et, en définitive, personnes de bonne volonté. Mais tel n’est pas cas et grâce au remarquable article de la trop rare Valérie Igounet on glisse de l’erreur à la faute, on bascule vers l’abjecte et l’insoutenable en abordant « le problème des chambres à gaz », pour reprendre le titre d’un célèbre article publié dans Le Monde par le négateur Robert Faurrisson (p. 94-100). Ce faisant, on mesure la responsabilité de l’historien et on prend conscience de l’impérieuse nécessité du doute.

Bien évidemment, toutes les erreurs historiographiques n’aboutissent pas – et l’on s’en félicite d’ailleurs – à des projets aussi moralement pervers que ceux ourdis par les négationnistes. On peut d’ailleurs se demander si, dans un certain nombre de cas – et cela est également valable pour la thèse d’Olga Wormser-Migot –c elles-ci ne sont pas au final positives en ce qu’elles font avancer malgré elles, en réaction, la connaissance. Mais Thomas Fontaine et Bertrand Hamelin avancent avec raison que ce cas « rappelle que des conditions sont nécessaires à cette vertu scientifique de l’erreur » (p. 49). Et l’on se prend alors à réfléchir, chacun dans son domaine de recherche, aux erreurs historiographiques non reçues qui constitueraient autant de magnifiques sujets de réflexion…

Au final, les deux auteurs avancent dans la magistrale conclusion de cet article (p. 58)  que « la mémoire de l’histoire s’avère un champ d’étude aussi porteur de sens que l’histoire de la mémoire ». On ne peut que les suivre et souhaiter que d’autres travaux poursuivent l’œuvre pionnière et salutaire débutée dans ce 2e numéro d’En Jeu.

Erwan LE GALL

 

FONTAINE, Thomas, HAMELIN, Bertrand et THANASSEKOS, Yannis (dossier coordonné par), « Des erreurs historiographiques », En Jeu, histoire et mémoires vivantes, n°2, décembre 2013.

On ne peut bien évidemment que vous conseiller de vous procurer cet incontournable numéro d'En Jeu, Histoire et mémoires vivantes. Pour cela le plus simple est probablement d'écrire à revue.en.jeu@gmail.com.

 

1 FONTAINE, Thomas, HAMELIN, Bertrand et THANASSEKOS, Yannis (dossier coordonné par), « Des erreurs historiographiques », En Jeu, histoire et mémoires vivantes, n°2, décembre 2013. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.