Le devoir de mémoire : recette pour une formule magique ?

 

 

Rares sont les ouvrages qui méritent autant leur sous-titre que celui que Sébastien Ledoux publie aux prestigieuses éditions du CNRS : Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire1. Car  loin de s’atteler à l’analyse de l’histoire d’une pratique sociale, c’est à la genèse et au développement de cette formule, en tant qu’expression lexicale, en tant que groupe de mots, qu’est consacré ce livre. Il en résulte une étude riche, solidement documentée, apportant une contribution importante à l’accroissement des connaissances tout en suscitant, de manière assez paradoxale, une certaine forme de frustration chez le lecteur.

Une histoire linguistique

Original, le travail de Sébastien Ledoux, qui empreinte énormément à la linguistique (p. 131 notamment), a tout d’abord l’immense intérêt de reconstituer la généalogie du devoir de mémoire. En effet, loin d’être née de la plume de Primo Lévi comme on peut souvent le lire (p. 13), la formule émerge au cours des années 1970, dans un contexte mêlant « fin de l’idéologie communiste » et « nouvel investissement vers le passé » (p. p. 26). Loin de se focaliser sur la seule destruction des Juifs d’Europe, l’expression se comprend alors dans une certaine redécouverte de la tradition et dans l’engouement que suscitent les terroirs. Emblématique est à cet égard pour l’auteur le documentaire « Au pays breton ou la mémoire du sabot » diffusé en 1975 sur TF1, film « à caractère ethnologique [qui] présente pendant une heure la vie quotidienne dans le pays de Gourin en Bretagne » (p. 30). Mentionnons de même le gigantesque succès en librairie du Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias (p. 30), ouvrage qui est indissociable d’un certain « retour à la Bretagne ».

Gourin dans les années 1960. Carte postale, collection particulière.

Quoi que n’ayant de prime abord que peu de rapport avec la formule que l’on connait aujourd’hui, l’expression s’inscrit dans une rhétorique associant au témoignage la notion de dette morale imprescriptible (p. 31). Elle est aussi proche de la notion d’identité, qu’elle soit sociale comme avec la publication des carnets de Louis Barthas par l’éditeur François Maspéro en 1978 (p. 32), ou nationale avec les fameux Lieux de mémoire de Pierre Nora. Là, la notion croise le renouvellement historiographique imposé par l’histoire du temps présent et un laboratoire, l’Institut d’histoire du temps présent, qui pose la mémoire comme objet d’étude (p. 40).

Avec les années 1980, la formule évolue dans sa signification pour s’arrimer à la déportation par mesure de persécution et, plus encore, à Auschwitz (p. 46). L’expression est alors indissociable de la montée du Front national et des saillies négationnistes de Jean-Marie Le Pen (p. 55). Dans le même temps, la sphère du politique s’empare de l’expression par l’intermédiaire du Secrétaire d’Etat aux anciens combattants Jean Laurain et d’un jeune professeur d’histoire-géographie détaché dans ce ministère, Serge Barcellini, homme sur lequel nous reviendrons plus longuement dans cette recension.

Pour autant, c’est véritablement au cours des années 1992-1993 que nait la formule « devoir de mémoire », dans un contexte de retour en force de la mémoire de Vichy et de vives polémiques autour du rôle de l’Etat français dans la déportation des juifs de France. La démonstration est alors l’occasion pour Sébastien Ledoux de livrer quelques pages passionnantes, et très instructives, à propos du cinquantième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, commémoration où se noue un énième épisode de la rivalité entre François Mitterrand et Jacques Chirac (p. 93-98). Le devoir de mémoire s’inscrit alors « dans une rhétorique de la dénonciation d’une injustice, l’occultation de la vérité sur la complicité de Vichy dans la déportation des Juifs (Pourquoi on nous a caché cette vérité ?), son dévoilement au nom des droits de l’homme et du citoyen contribuant à l’instruction civique auprès des jeunes générations, à l’exercice de la justice (procès de la collaboration) et à la lutte contre le Front national » (p. 105). C’est donc bien à la faveur d’une crise de mémoire, pour reprendre l’expression de Susan Rubin Suleiman2, et grâce à l’action déterminante des médias (p. 136), que s’impose la formule.

Sacralisée par un sujet de philosophie au baccalauréat en 1993 (p. 119-120), elle fait par la suite l’objet d’un élargissement considérable de focale par le biais de lois dites mémorielles et est la cible de nombreuses critiques venant de la communauté scientifique. Ajoutons à ce propos qu’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne s’inscrit pleinement dans cette dénonciation du trop-plein compassionnel et moral qu’implique le devoir mémoire en plaçant délibérément ses pas dans ceux d’Antoine Prost et de son devoir d’histoire (p. 218) d’une part, et dans ceux d’autre part de Paul Ricoeur et de son travail de mémoire (p. 222).

Un vernis marketing ?

Au terme de cette très utile archéologie (p. 19), il n’en demeure pas moins que cet ouvrage laisse en jachère deux questions essentielles. La première est celle de l’articulation de la formule « devoir de mémoire » à son grand frère, le souvenir, omniprésent dans les années 1920-1930 et 1950-1960 et lui aussi chargé d’une puissante injonction morale (« Plus jamais ça ! »). Si Sébastien Ledoux rappelle bien la parenté entre ces deux notions (p. 61 et 66), il ne dit en revanche rien de leur matérialisation concrète, c’est-à-dire des pratiques.

Des anciens combattants canadiens arrivent à Paris en juin 1936. Collection particulière.

Là est la seconde question que cet ouvrage laisse sans réponse, ce qui au demeurant revient à ne pas dire si le devoir de mémoire ne se limite qu’à une efficace formule marketing ou s’il s’accompagne au contraire d’actions commémoratives, pédagogiques, culturelles… fondamentalement différentes des incarnations du souvenir. Significatif est à cet égard le fait que si l’auteur accorde une large place à Serge Barcellini et ses archives, place justifiée tant il tient une place centrale dans cette histoire, il ne s’intéresse en revanche jamais aux administrations en charge de la mise en œuvre de ces « politiques de mémoire ». Or de la même manière que le manuel scolaire n’est pas la classe, que le ministre de l’Instruction publique ou de l’Education nationale n’est pas l’enseignement, il y a fort à parier que la traduction concrète du devoir de mémoire sur le terrain ne se distingue pas fondamentalement de ce qui se fait antérieurement au nom du souvenir, reléguant de fait l’expression au rang de simple vernis de communicants, élément de langage sans substance propre mais mis au service d’un répertoire d’action politique.

Il est ainsi frappant de constater que jamais Sébastien Ledoux n’évoque les multiples restructurations qui frappent les institutions en charge des anciens combattants et victimes de guerre à partir des années 1980, mouvement de réduction des effectifs engendrant une lutte viscérale entre les services du ministère (notamment les défuntes Direction interdépartementales des anciens combattants) d’une part et un établissement public (l’Office national des anciens combattants) d’autre part. Or il y a là la source de stratégies extrêmement complexes mises en œuvre par les administrations pour leur survie, ce que dévoile d’ailleurs à demi-mot Serge Barcellini lorsqu’il décrit en 1986 le véritable effet d’aubaine que constitue alors le « devoir de mémoire » (p. 73) :
« Ce qui est en jeu dans la restructuration, c’est un type de ministère. Fermé, il deviendra le ministère des pensions, un ministère replié sur ses archives et sur sa gestion interne. Il mourra progressivement en laissant d’autres (la Défense, la Culture) s’emparer du créneau Mémoire. Ouvert, il jouera un rôle essentiel dans le réenracinement des Français dans leur Mémoire Patriotique. »

C’est donc d’affichage qu’il s’agit essentiellement, les pratiques s’avérant finalement remarquablement constante, que l’on songe au déroulement des cérémonies patriotiques ou à des épreuves telles que le Concours national de la résistance et de la déportation (significativement jamais évoqué dans ce volume). Certes, il y a bien de nouvelles expositions, la publication de brochures ou encore la création de parcours de mémoire mais tout cela, au final et indépendamment d’un aspect  physique pouvant paraître inédit, ne s’intègre-t-il pas dans une remarquable constance ? Ainsi, il est assez surprenant de lire sous la plume de l’auteur que les politiques de réparation « se sont développées au cours des années 1990 » (p. 164) alors que depuis la Première Guerre mondiale le binôme reconnaissance/réparation est en France le mode d’action de l’Etat envers les anciens combattants et victimes de guerre3.

Au monumet aux morts de Saint-Brieuc, veillée organisée le 10 novembre 2008 dans le cadre des commémorations du 90e anniversaire du 11 novembre 1918. Cliché: E. LE GALL.

En définitive, quoi que reposant sur une étude particulièrement fouillée et se caractérisant par de réels apports à la connaissance du phénomène, l’ouvrage de Sébastien Ledoux peine à répondre à une question essentielle, à savoir si le devoir de mémoire n’est pas, au final, qu’une formule. Certes, là n’était pas l’objet de sa recherche. Pour autant, il n’en demeure pas moins que cet excellent ouvrage laisse comme un goût d’inachevé dans la bouche du lecteur, celui d’une histoire vue uniquement par le haut et laissant un gigantesque angle-mort : celui des pratiques.

Erwan LE GALL

 

LEDOUX, Sébastien, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 2016.

 

 

 

 

 

1 LEDOUX, Sébastien, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 2016. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 SULEIMAN, Susan Rubin (traduit de l’anglais (US) par LE RUYET, Marina et VAN RUYMBEKE, Thomas), Crises de mémoire, Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

C’est en effet ce binôme qui est cœur de PROST, Antoine, « Compter les morts et les vivants, l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918 », Le Mouvement social, n°222, 2008, p. 41-60. Sur la question on renverra également aux travaux de MONTES, Jean-François et plus particulièrement à « Entre Droits et solidarité, la réponse institutionnelle aux sorties de guerre », La gestion des après-guerres en France, Actes du Colloque du 9 novembre 2006 organisé dans le cadre du 90e anniversaire de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, Laboratoire Savours – Université d’Orléans / Service Départemental de l’ONAC du Loiret, Orléans, 2007.