Crises de mémoires

 

 

Depuis un certain nombre d’années fleurissent les ouvrages qui à partir d’une étude de cas illustrent une donnée théorique concernant ce phénomène particulièrement complexe qu’est la mémoire collective.  Parmi ceux que nous ayons pu lire récemment, l’un des plus intéressants est probablement celui où S. Farmer, à partir du drame d’Oradour-sur-Glane, forge le paradigme d’innocence outragée pour expliquer la force du souvenir1. Le tour de force de S. R. Suleiman est de proposer dans une langue qui offre un rare plaisir de lecture – un hommage appuyé doit sans doute être rendu ici aux traducteurs, M. Le Ruyet et T. Van Ruymbeke – un concept illustré non pas par un mais par huit cas bien précis. Ainsi, au fil de ces pages se croisent les grandes figures que sont J.-P. Sartre, André Malraux, Jean Moulin, les époux Aubrac, Jorge Semprun, Elie Wiesel ou encore Marcel Ophuls.

Professeur de littérature française et comparée à Harvard, S. R. Suleiman débute son propos par une introduction théorique développant la notion de « crise de mémoire », qui donne son nom à  cet ouvrage publié par les Presses universitaires de Rennes. Pour l’auteur, ce concept désigne « un moment crucial et, parfois, périlleux ou conflictuel, du processus de remémoration du passé, qu’il soit collectif ou individuel » (p. 7)2. Ce dernier point est essentiel car, comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage, ces crises de mémoire étudiées par S. R. Suleiman se nichent dans l’articulation des « récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale ». En d’autres termes, « il arrive parfois que la remémoration individuelle d’un événement atteigne une signification collective, pour donner lieu à une affaire de mémoire collective ». C’est à ce moment qu’interviennent Jean-Paul Sartre, les époux Aubrac… mais on pourrait également parler de Georges Marchais et du STO, du général Aussaresses (cité d’ailleurs p. 76) et de la torture en Algérie ou encore de Jean Norton Cru et de l’expérience combattante pendant la Première Guerre mondiale3.

Car du point de vue structurel, et non de la conjoncture propre aux événements considérés, rien ne nous semble pouvoir distinguer les crises de mémoire de la Deuxième Guerre mondiale étudiées par S. R. Suleiman de ce que l’on a cru déceler entre les généraux Joffre et Lanrezac à propos de la bataille de Guise, en août 19144. Cette dimension n’est d’ailleurs pas propre au XXe siècle car il nous semble que lorsque X. Hélary – dans le tout récent colloque bataille tenu à Rennes 2 et dont les actes seront publiés par les Presses Universitaires de Rennes – indique que la bataille de Mons-en-Pevèle (1304) devient un support d’exaltation royale, il s’agit bien là d’un phénomène de crise de mémoire. L’une des avancées décisives de ce colloque est d’ailleurs d’insister sur le combat idéologique qu’est aussi la bataille, en se focalisant notamment sur les questions de mise en récit.

Or celle-ci résulte bien, pour reprendre la terminologie de S. R. Suleiman, d’une médiation entre narrations individuelles et collectives, certains destins cessant pour partie de s’appartenir pour relever de causes plus vastes, telles que la Nation où la Chrétienté, suivant les conflits considérés.

La force de cet ouvrage est de donner une chronologie fine de ces crises de mémoire en détaillant huit affaires particulièrement emblématiques. En cela, le volume constitue par ailleurs une excellente opportunité pour quiconque souhaiterait une remise à niveau sur l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Une attention particulière est ainsi accordée aux contextes politiques et culturels dans lesquels se développent ces affaires, ce qui semble d’ailleurs être un prérequis méthodologique indispensable.

Ce faisant l’auteur distille quelques éléments qui, placés bout-à-bout, permettent d’encore mieux circonscrire le phénomène. Ainsi ce jugement à propos de la pénible affaire Aubrac (p. 47):

« Les histoires de héros sont toujours faites pour plaire au public ; elles sont comme la réalisation de nos fantasmes. Elles sont aussi, généralement, sans ambiguïté sur le plan moral, basées sur une psychologie sommaire et une intrigue linéaire, schématique : affrontement, échec apparent, triomphe final. »

Jean-Paul Sartre. Wikicommons.

Il est vrai que les crises de mémoire se développent dans un monde médiatique – pris au sens étymologique, c’est-à-dire comme intermédiaire – imposant maints raccourcis. Or celui-ci, la plupart du temps, se tient à mille lieues d’un discours scientifique qui, bien que sans doute moins accessible du fait de ses circonvolutions, laisse la place à la nuance. De même, il est évident que la question de l’attitude de J.-P. Sartre pendant l’occupation ne se serait sans doute pas posée avec une telle acuité sans le mythe entourant l’auteur des Mains sales. Mais ces crises de mémoire ne sont pas l’apanage des « stars », véritables vedettes historiques dont les noms sont sur toutes les lèvres. Elles peuvent également concerner des auteurs – injustement – plus confidentiels comme Marcel Ophuls. Fils du cinéaste allemand Max Ophuls, ce grand documentariste est notamment connu pour Le Chagrin et la Pitié. Artiste engagé, il est évident que son œuvre découle d’un combat, d’un parti pris, ce que lui-même d’ailleurs revendique. Or c’est un apport décisif de cet ouvrage que de montrer que, même chez un cinéaste de cette envergure, la mémoire n’est pas aussi simple, univoque, monolithique. Hôtel Terminus est ainsi au cœur de cette contradiction puisque le propos du documentaire est de réaffirmer l’universalité de la Shoah. Non seulement elle est un événement dont le souvenir ne concerne pas les seuls Juifs mais Marcel Ophuls affirme qu’il est impossible de réaliser un film sur Klaus Barbie « sans laisser transparaitre ses propres émotions » (p.99). On peut toujours discuter un tel propos. Il existe d’ailleurs une littérature conséquente à ce sujet. Mais tel n’est pas l’intention de S. R. Suleiman qui, elle, s’intéresse aux contradictions qui peuvent survenir chez un même individu, y compris chez Marcel Ophuls. Aussi rapporte-t-elle une anecdote se déroulant lors d’une projection d’Hôtel Terminus au festival de Cannes. Sollicité par une rescapée des camps de la mort nazis, Marcel Ophuls confesse alors la difficulté de sa position :

« Comment pourrais-je expliquer à cette dame […}, après qu’elle a remonté les manches de sa blouse d’été pour me montrer le numéro de camp de concentration tatoué sur son poignet […], que ma principale satisfaction est que le public ait ri au bon moment, et que ma première préoccupation est qu’il continue à réagir favorablement au film ? »

Derrière cette contradiction, il y en réalité la dualité de rôles sociaux antagoniques : artiste porteur d’un puissant message mémoriel d’une part, homme de cinéma imbibé de considérations techniques et économiques d’autre part. Le cinéaste se révèle alors, à son corps défendant, aux antipodes de l’impératif catégorique du devoir de mémoire qui fonde une part essentielle de son œuvre. Sans doute est-ce une contradiction analogue qui caractérise le célèbre discours d’André Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin. Probablement a-t-il voulu placer son éloquence au service de la mémoire de Rex mais, en considérant la fulgurance de ce texte, magnifié de surcroît par la diction quasi névrotique de son auteur, on est en droit de se demander si le talent ne fut pas en définitive, ce jour-là, tout d’abord au service de celui qui sera lui-même panthéonisé en 1996.

On ne peut que s’étonner du faible écho que semble avoir rencontré l’ouvrage de S. R. Suleiman. Sans doute est-ce imputable au fait qu’il s’agit là de la version en français d’un livre sorti une première fois aux USA en 2006. C’est pourtant cette nature américaine qui en justifie à nos yeux doublement la lecture, et ce bien entendu en dehors des indéniables apports théoriques que constitue par ailleurs le volume. Tout d’abord, il est toujours savoureux et parfois même salvateur de lire des auteurs étrangers travaillant sur l’histoire de France. Que l’on songe ne serait-ce qu’un instant à R. Paxton.

Mais plus qu’une simple vision exotique de notre passé, c’est une autre culture intellectuelle que nous propose S. R. Suleiman, avec des considérations paradigmatiques qui ne traversent que trop rarement l’Atlantique. L’une des figures essentielle de ce livre, tant il est évident qu’elle constitue une influence majeure pour l’auteur, est ainsi celle de D. LaCapra. Assez peu connu en France, cet enseignant de l’université de Cornell est un grand théoricien, spécialiste d’histoire culturelle et intellectuelle. Ayant beaucoup travaillé sur la question de la mémoire de la Shoah5, il est également l’auteur d’une distinction entre trauma structurel et historique qui prend tout son sens lorsque la plume de S. R. Suleiman s’attarde sur la crise de mémoire que peut constituer l’œuvre de Jorge Semprun (p. 141 et suivantes). Surtout, D. LaCapra est reconnu pour ses questionnements sur les rapports entre la langue et l’écriture de l’histoire, des questions qui ne peuvent pas ne pas avoir intéressé la professeur de littérature qu’est S. R. Suleiman. Il en résulte une méthode d’analyse des textes extrêmement particulière, quand bien même celle-ci, en traitant notamment des différents souvenirs de déportation publiés par Elie Wiesel, flirte parfois avec les impasses du tournant linguistique.

Erwan LE GALL

SULEIMAN, Susan Rubin (traduit de l’anglais (US) par LE RUYET, Marina et VAN RUYMBEKE, Thomas), Crises de mémoire, Récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

 

1 FARMER, Sarah, Oradour, Arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004.

2 Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront dorénavant simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Sur ces différentes questions on pourra renvoyer sans prétendre à l’exhaustivité à WIEVIORKA, Olivier, La mémoire désunie, Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours, Paris, Seuil, 2010, p. 181-182 ; ROUSSO, Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 206-207 ; AUSSARESSES, Paul, Services spéciaux en Algérie 1955-1957. Mon témoignage sur la torture, Paris, Perrin, 2001 ; BRANCHE, Raphaëlle, « La torture pendant la guerre d’Algérie : un crime contre l’humanité ? », in JEAN, Jean-Paul et SALAS, Denis (Dir.), Barbie, Touvier, Papon, Des procès pour la mémoire, Paris, Autrement, 2002, p. 136-143 ; NORTON CRU, Jean, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929 et ROUSSEAU, Frédéric, Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.

4 LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en  ligne.

5 Citons entre autre LACAPRA, Dominick, Representing the Holocaust : History, Theory, Trauma, Ithaca, Cornell University Press, 1994 ; History and Mémory after Auschwitz, Ithaca, Cornell University Press, 1998.