La bataille comme combat idéologique

 

Pourquoi traiter ici d’un colloque sur la bataille (du fait d’armes au combat idéologique) du XIe au XIXe siècle alors que ces pages sont plus spécifiquement consacrées au XXe, plus particulièrement en Bretagne ? Tout d’abord parce que les manifestations d’une telle qualité sont rares en notre région. Le comité scientifique réuni par les trois organisateurs (A. Boltanski, Y. Lagadec et F. Mercier) est à cet égard particulièrement impressionnant puisque, outre F. Mazel, directeur du CERHIO et en quelque sorte « régional de l’étape » aux côtés de P. Hamon, on croise les noms de S. Audoin-Rouzeau, P. Contamine, J-L. Fournel, A. James ou encore N. Petiteau. Il serait donc assez stupide de tomber dans le piège de l’exclusion sous prétexte de chronologie.

L’ostracisme serait ici d’autant moins justifié qu’en la circonstance, nombreuses sont les communications de ce colloque évoquant l’histoire de batailles bretonnes. L. Moal étudie Auray (1364) et sa mémoire dans une passionnante communication, débordant d’ailleurs allègrement sur le XXe siècle. P. Hamon traite de la commune en Basse-Bretagne pendant la guerre de la Ligue – phénomène qui préfigure pour certains la conscription et n’est donc pas sans enjeux au début XXe siècle pour quelques historiens – tandis que, revenu de sa Montagne Blanche, O. Chaline part à l’abordage de la bataille des Cardinaux, au large de Belle-Ile. De plus, comme le rappelle F. Mazel dans son propos introductif, ce colloque réussit le tour de force de joindre le temps extrêmement long de la période XIe – XIXe siècle à un objet historique par définition éminemment événementiel, à savoir la bataille.

Or ce point est essentiel car, en définitive, c’est précisément celui-ci qui justifie que les vingtièmistes s’y intéressent. En effet, en centrant le propos sur le temps très long mais en l’arrêtant à la fin de la guerre de 1870, on pourrait se dire que les trois organisateurs dessinent en négatif les contours de ce qu’est la bataille au XXe siècle. Il est vrai qu’ils ne manquent pas d’arguments en ce sens, affirmant notamment dans l’appel à communication du colloque que la Première Guerre mondiale représentant « une rupture considérable dans l’histoire des conflit », elle sera exclue des débats1. Passionnante est à cet égard la communication de J.-L. Fournel sur Ravenne (1512), érigée en paradigme de la bataille moderne par Machiavel du fait de la primauté de l’infanterie. Or si l’on considère l’entrée en Grande Guerre comme la confrontation de conceptions du XIXe siècle – faisant de l’infanterie la reine du champ de bataille – d’avec la réalité du warfare du début XXe siècle – accordant une indiscutable primauté à l’artillerie et à la mitrailleuse – alors le premier conflit mondial relève effectivement d’une certaine postmodernité (le terme de contemporanéité ne semble ici opportun tant la guerre de 1916 n’a rien à voir avec celle d’aujourd’hui). Or il nous semble que c’est une des grandes réussites de ce colloque que d’avoir démontré, au contraire, que le XXe siècle ne constitue pas une frontière suffisamment étanche pour que des phénomènes relatifs à la bataille entre les XIe et XIXe siècles ne puissent pas être identifiés après 1914 – certes sous des formes sans doute particulières.

Au ras du champ de bataille, les choses sont en effet sans doute plus complexes que les décrit Machiavel. J.-M. Le Gall expose ainsi parfaitement comment à Pavie (1524-1525) les soldats s’enterrent pour se protéger du froid… et des bombardements. Or on sait que la Première Guerre mondiale en tant que trench warfare réactive nombre de techniques anciennes, certaines remontant-même au Moyen-Âge. Certains contemporains en sont d’ailleurs conscients. Ainsi ce lieutenant du génie qui dans un article publié en 1915 par La Science et la Vie n’hésite pas à mettre en parallèle le minenwerfer avec la « baliste romaine » ou « un mortier français datant de Charles X »2.
Ce canon à main ou baton à feu d'une tapisserie de l'église Notre-Dame de Nantilly à Saumur semble préfigurer le Bazooka, in LACROIX, Paul, L'Armée depuis le Moyen-Âge jusqu'à la Révoilution, Paris, Firmin Didot, 1887, p. 97.

Surtout, loin de ces dimensions opérationnelles, il ressort après ces deux jours de travaux que la bataille est indissociable d’une double dimension politique. Celle tout d’abord qui, dans une classique perspective clausewitzienne, conduit à l’affrontement armé puis, l’autre qui, dans une optique cette fois-ci tout à fait neuve et porteuse de riches perspectives, conduit à la mise en récit de l’événement. Or cette dualité politique de la bataille nous semble pouvoir s’observer également dans de nombreux cas relevant du XXe siècle. X. Hélary démontre par exemple que la mise en récit de Mons-en-Pevèle (1304) est indissociable d’une exaltation de Philippe le Bel. Ne peut-on pas identifier de tels phénomènes à propos de La Marne et de Joffre, de Guise et de Lanrezac3 ou encore de Verdun et Pétain ? Dans une telle approche, on pourrait également se poser la question de la campagne des mois de mai et de juin 1940, bataille de France dont on sait depuis les travaux de K.-H. Frieser qu’elle ne résulte pas d’une guerre éclair pensée en tant que telle mais qui demeure, dans sa mise en récit, indissociable du mythe du même nom4. Il y a sans doute beaucoup à exploiter ici du point de vue de l’histoire de la Résistance, tant l’impact militaire de tel ou tel maquis ou réseau parait parfois sans commune mesure avec la légende qui l’entoure. Córdoba de Calchaquí (1562) est à cet égard un exemple intéressant puisqu’affrontement sans combats rangés n’ayant causé « que » quelques dizaines de morts, elle est une onde choc considérable pour un monde hispano-colonial qui, à partir de cette bataille, se forge l’image d’un ennemi intérieur indien. De même, au regard de ce que démontre F. Mazel sur la mise en récit d’Hastings (1066) en tant que bataille décisive, on réalise sans peine qu’il reste sans doute encore beaucoup à faire concernant La Marne ou Verdun, ce sans même parler de Stalingrad.

Détail d'un fac-similé d'une miniature des Chroniques de Normandie. Après la bataille d'Hastings, les familles de l'armée vaincue viennent enlever leurs morts . Le corps du roi Saxon est transporté par des religieux au monastère de Waltham. in LACROIX, Paul, op. cit., p. 207.

Dans les conclusions de la manifestation, N. Offenstadt et H. Drévillon insistent sur cette dimension et soulignent l’importance du nom accordé aux batailles, dimensions qui ne s’arrête pas avec l’avènement du XXe siècle. N. Offenstadt expose ainsi qu’au fur-et-mesure de son déroulement qui la révèle comme un désastre majeur, l’offensive de 1917 évolue du statut de « bataille de France » à celui de « bataille du Chemin des Dames », en passant par l’appellation intermédiaire de « bataille de l’Aisne ». La raison en en simple : on ne peut se permettre de perdre le pays ou même un département. On peut d’ailleurs prolonger cette réflexion à des sphères bien plus contemporaines en se remémorant le décalage entre la réalité sur le terrain de l’opération américaine en Somalie en 1993 et son intitulé puissamment évocateur : Restore hope.

Mais ce qui fait la richesse d’un colloque est bien souvent – outre le plateau d’intervenants – l’intensité des discussions informelles ayant lieu après chaque session. Cette réunion rennaise ne fait pas exception. En effet, de passionnants débats opposent plusieurs auteurs, dont A. Boltanski et G.-C. Civale sur la question du soldat chrétien en tant que tentative morale de régulation de la violence du combat. A propos de Moncontour, A. Boltanski évoque notamment un manuel publié par la compagnie de Jésus, ouvrage dont il est manifeste qu’il est conçu selon des critères marketing assez atemporels. De format de poche, il est écrit en langue vulgaire et divisé en courts chapitres pouvant être assimilés rapidement. Ce manuel se révèle être une pragmatique de la guerre, donnant des exemples concrets, détaillant les pêchés contre lesquels doit lutter le soldat. Or, de l’aveu même d’A. Boltanski, de tels fascicules ne sont pas sans évoquer ceux que certains poilus emportent avec eux pendant la Première Guerre mondiale. Sur le temps long, de tels écrits soulignent bien évidemment la contradiction fondamentale entre l’état de guerre – où le meurtre est non seulement toléré mais encouragé – et le temps de paix – où règne le premier commandement : « tu ne tueras point ». D’une certaine manière, l’intervention de B. Deruelle sur la morale chevaleresque témoigne également d’une tentative d’encadrement de la violence du champ de bataille, notamment par le biais de conventions encadrant le traitement dû aux prisonniers. On serait presque tenté de qualifier cette morale de laïque, puisqu’elle n’émane pas de l’Eglise stricto sensu. Or là encore, les échos avec le XXe siècle sont nombreux puisque maints manuels laïcs pour être « un bon soldat » sont publiés, afin de contrer l’influence cléricale dans les casernes.

Ces quelques lignes ne prétendent bien entendu pas résumer ce colloque d’une rare richesse. Nous préférons laisser cette lourde tâche à ceux qui – espérons-le le plus vite possible – seront chargés de rendre compte des actes de cette manifestation, qui seront publiés par les Presses universitaires de Rennes. Pour autant, il nous semble que cette manifestation fera date pour deux raisons majeures. La première est qu’assurément elle témoigne du renouveau d’une histoire bataille qui loin de se limiter à la seule description des mouvements de troupe évolue vers une anthropologie du combat, vers une réflexion sur les récits et, ce faisant, tend non seulement vers une interdisciplinarité englobant sociologie, géographie, anthropologie… mais bascule définitivement vers le temps long. C’est bien là la seconde leçon à retenir de ce colloque et celle-ci est assurément à porter au crédit d’A. Boltanski, F. Mercier et Y. Lagadec qui, en organisant ces deux jours de rencontre, prouvent qu’indiscutablement l’histoire de la bataille n’est pas l’antithèse de l’école des Annales.

Erwan LE GALL

 

La bataille: du fait d’armes au combat idéologique (XIe-XIXe siècles), colloque international, Université Rennes 2 / Centre de recherche des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan,  Rennes, 5-6 décembre 2012.

 

1 On notera en outre que tel n’avait pas été le cas lors d’une journée préparatoire à ce colloque, tenue également à Rennes 2 un an auparavant.

2 « La guerre de tranchées a fait revivre les vieilles machines de guerre », La Science et la Vie, T. VII, n°19, février-mars 1915, p. 519-523.

3 Sur cette dernière on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, printemps 2013, en ligne.

4 FRIESER, Karl-Heinz, Le  mythe de la guerre-éclair : la campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003.