Les représentations: une manière de refaire la bataille ?

 

Se déroulant à l’université Rennes 2 le 10 décembre 2011, la journée d’étude intitulée La bataille, des violences aux représentations (XVe – XXe siècle) entend engager une réflexion sur la bataille en tant qu’objet d’histoire. C’est donc une sorte de préambule que proposent A. Boltanski, Y. Lagadec et F. Mercier puisque ces trois enseignants-chercheurs sont à l’origine du colloque international qui se tiendra à Rennes les 5 et 6 décembre 2012, manifestation intitulée La bataille, du fait d’armes au combat idéologique (XIe – XIXe siècles).
Loin de se limiter à une minutieuse description d’opérations – exercice relevant pour beaucoup d’une histoire aussi dépassée qu’ennuyeuse – les communicants souhaitent au contraire s’inscrire au sein du véritable renouveau historiographique que les anglo-saxons dénomment war studies. Studies car ce qui à bien des égards pourrait s’apparenter à une nouvelle discipline ne limite pas ses emprunts théoriques aux seules marges de la science historique puisque sociologie, anthropologie, archéologie, histoire des objets et des techniques… constituent autant de nouvelles pistes pour régénérer ce champ du savoir.

L’objet de cette journée d’étude est donc de s’intéresser à la bataille, mais moins du point de vue de son déroulement proprement dit que de la manière dont elle perçue, par les combattants eux-mêmes mais également par les pouvoirs. Cette démarche est d’autant plus ambitieuse qu’elle se place dans un temps résolument long, du siège de Dinant par les ducs de Bourgogne au XVe siècle à Pearl Harbor, événement clef de la Seconde Guerre mondiale qui marque le basculement des Etats-Unis dans le conflit.

Photographie prise d'un avion japonais lors de l'attaque de Pear Harbor le 7 décembre 1941. US Naval Historical Center Photograph, #NH50930.

Le pari de placer cette journée d’études sous le signe du temps long se révèle immédiatement gagnant par la confrontation du sac de Dinant et des batailles de Jarnac et Moncontour (1569), deux événements qui ont en commun d’aimanter les plumes de nombreux auteurs. C’est ce dynamisme historiographique qui invite F. Mercier à souligner les grandes différences de représentations d’un même événement suivant le « camp » de l’auteur du texte considéré. Ainsi les Bourguignons ont tous tendance à présenter le sac de Dinant comme un acte de justice émanant de la volonté divine. C’est cette même réalité  qui amène A. Boltanski à considérer les sources sur les batailles de Jarnac et Moncontour comme des archives non sur la guerre mais « bien comme des discours de guerre ». La différence est d’importance car non seulement elle contribue à prolonger considérablement l’actualité d’un événement historique (F. Mercier évoque la relation du sac de Dinant par Jules Michelet) mais, de surcroît, elle invite à placer la mémoire en tant qu’outil politique du temps présent. On remarquera d’ailleurs que cette dimension est encore très actuelle, notamment en ce qui concerne les sources iconographiques et/ou audiovisuelles. Lors des dernières guerres d’Irak et d’Afghanistan – ce sans même évoquer la récente opération en Lybie –, les médias diffusent de nombreux reportages de journalistes « embedded » dont le travail est certes un produit de la guerre, puisque leur auteur est envoyé, parfois au péril de sa vie, sur le champ de bataille, mais est aussi, et peut-être même surtout, une arme de communication massive au service des belligérants et donc un certain discours sur la guerre en cours. Le recours au temps long se révèle donc pertinent en ce qu’il permet assurément de replacer dans une certaine contemporanéité des événements qui, très anciens, peuvent perdre pour quelques profanes de leur intérêt.

C’est une démarche analogue qui conduit Y. Lagadec à importer certaines interrogations nées la Première Guerre mondiale dans un nouveau champ d’investigation, les guerres de l’Empire. Chacun connait l’immense retentissement de Témoins, l’ouvrage que Jean Norton Cru consacre aux témoignages littéraires de la Grande Guerre1. De même, si elle est souvent inutilement polémique, l’historiographie de la Première Guerre mondiale est aussi extrêmement dynamique comme en témoignent de nombreuses productions épistémologisantes interrogeant la valeur même des sources. C’est ce qui conduit Y. Lagadec à adopter certaines grilles d’interprétation forgées par Christophe Prochasson2 pour qualifier la correspondance des soldats de l’Empire, distinguant ainsi courriers permettant de « gouverner à distance », courriers ayant fonction de « dire le monde », lettres véhicule et lettres objets… On voit immédiatement en quoi une telle démarche est fructueuse puisque très rapidement apparaissent les « figures imposées » de ces missives de guerre écrites par les soldats de l’Empire, telle que la décapitation par boulet de canon. Se révèle alors l’importance croissante de l’artillerie prise sur le champ de bataille mais également la faculté beaucoup plus importante qu’au XXe siècle qu’ont les hommes à tourner en dérision les violences corporelles qui en découlent, l’arrachement de la tête étant alors semble-t-il source de rire. De même, il est intéressant de constater la permanence de certaines valeurs, chevaleresques notamment, puisque la bataille n’est aucunement un lieu d’anomie mais bien un moment où la mort est codifiée. En effet, on ne tue pas dans n’importe quelles conditions. Ce faisant, c’est bien à une véritable histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle qu’invite la communication de Y. Lagadec, délaissant les discours essentiellement centrés sur la magnificence de l’Empereur pour s’intéresser au sort de ses grognards3.

Affiche américaine. National Archives and Records Administration, 534787.

Mais qui dit discours de guerre dit également propos sur ses origines et dénonciation de l’autre, nécessairement compris comme l’agresseur. Or la question de la légitimation de la violence est éminemment importante. Là où le béotien ne pourrait voir dans la bataille qu’une libération anarchique de pulsions meurtrières, F. Mercier démontre que le sac de Dinant est en réalité une action certes violente mais fondée dans l’esprit des contemporains en justice. Plus de soixante ans après la publication de L’Homme révolté, référence sans doute importante en cette année de cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, la question de la légitimité de la violence est encore, nous semble-t-il, d’actualité et transparait tout particulièrement dans la communication d’H. Harter sur Pearl Harbor. En effet, là où la vulgate américaine, ou philo-américaine, érige le 7 décembre 1941 en paradigme de « l’innocence outragée »4, la réalité se révèle toute autre du côté nippon. En effet, depuis la fin du XIXe siècle le Japon est « un homme blessé ». Pearl Harbor se révèle donc aux yeux de l’Empire du soleil levant d’autant plus légitime qu’il est censé venger les humiliations du passé, au premier rang desquelles figure assurément le traité de Washington signé en 1922, texte imposant une limitation de la flotte navale de Tokyo.

Qu’il s’agisse du sac de Dinant ou de Pearl Harbor, la bataille est donc un événement qui ne saurait se borner chronologiquement aux seuls assauts des armes puisque les représentations ont pour effet de la prolonger et de la légitimer. C'est là un apport incontestable de cette journée que de rappeler tous les avantages qu’il y a à tirer d’une nouvelle histoire de la bataille selon les préceptes des war studies.

                Pour autant, toutes choses n’étant semble-t-il pas nécessairement égales par ailleurs, on nous permettra de formuler notre scepticisme dans l’érection de Pearl Harbor au rang de bataille. Sans se méprendre sur les milliers de victimes qui en ce jour de décembre 1941 perdent la vie, de même sans ignorer le temps long qui sous-tend cet événement – magistralement rappelé par Hélène Harter –, il nous semble que la bataille se caractérise par un certain équilibre des forces en présence, ce qui ne signifie pas qu’elle ne peut pas, par ailleurs, se conclure par un résultat très net. Le bilan de ce qui à nos yeux se révèle être plus un raid ou une surprise stratégique qu’une bataille proprement dite est à cet égard particulièrement éloquent puisque si les Américains déplorent plus de 2400 morts, dont une cinquante de civils, en quasiment deux heures de temps, les Japonais ne comptent que 64 morts, 9 sous-mariniers et 55 aviateurs. Si l’on se réfère à la bataille de France de mai-juin 1940, qui s’achève également par un résultat sans appel, le bilan des pertes se révèle beaucoup plus équilibré – 55 000 Français morts, 30 000 Allemands5.

Certes Pearl Harbor est un  événement particulier en ce que la guerre qui se pratique au  XXe siècle est radicalement différente de celle qui se déroule antérieurement. C’est sans doute là une différence majeure entre cette journée d’étude et le colloque de décembre 2012 puisque pour cette manifestation, les organisateurs ont décidé d’exclure 1914-1918 du champ chronologique de leur étude car selon eux « la Grande Guerre représente, à bien des égards, une rupture considérable dans l’histoire des conflits ». Or il nous semble que c’est précisément la validité de cette analyse qui rend si singulière la position de Pearl Harbor lorsque cet événement est confronté au sac de Dinant, aux batailles de Jarnac et Moncontour ou encore aux guerres de l’Empire.

Cela est d’autant plus dommage que l’on aurait aimé, et ce de manière très paradoxale, que cette journée d’étude soit placée sous l’emprise d’un temps encore plus long et qu’une communication traite de l’antiquité. Loin du désir quasi esthétique de couvrir un spectre chronologique encore plus large, le recours aux histoires grecques et romaines nous semble d’autant plus indispensable que plusieurs auteurs, dont certains publiés par les Presses universitaires de Rennes, ont démontré combien un réexamen scrupuleux du combat antique peut renouveler notre compréhension de la bataille. Tel est par exemple le cas de La Guerre en Grèce à l’époque classique dirigé par Pierre Brulé et Jacques Oulhen, ouvrage auquel contribue entre autres Victor Davis Hanson dont le désormais classique Modèle occidental de la guerre figure dans toutes les bibliothèques d’histoire militaire6. De la même manière, sans doute aurait-il été intéressant de sortir la question de la bataille du strict cadre européen en lui faisant emprunter quelques sentiers africains (Vincent Joly) ou sud-américains (Luc Capdevilla). Mais il est vrai que pour se conformer aux canons d’une world history en cours d’élaboration, une telle démarche n’aurait pas été possible dans le strict cadre d’une journée d’étude qui, en définitive, pose de la plus belle des manière des jalons pour de futures enquêtes renouvelant une genre injustement jugé comme démodé : l’histoire militaire.

Erwan LE GALL

La bataille, des violences aux représentations (XVe – XXe siècle), Université Rennes 2, Rennes, 10 décembre 2011.

 

1 CRU, Jean Norton, Témoins, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006.

2 PROCHASSON, Christophe, 14-18, Retours d’expériences, Paris, Tallandier, 2008, Chap. VII : « Aimer et gouverner à distance – le témoignage des correspondances ».

3 On notera la proximité de la démarche de Y. Lagadec avec celle appelée de ses vœux par ROYNETTE, Odile, « Pour une histoire de la guerre au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°30, 2005, en ligne.

4 FARMER, Sarah, 10 juin 1944, Oradour, Arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004.

5 Selon les chiffres avancés par LELEU, Jean-Luc in La France pendant la Seconde Guerre mondiale, Atlas historique, Paris, Autrement, 2010.

6 BRULE, Pierre et OULHEN, Jacques (Dir.), La guerre en Grèce à l’époque classique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999 ; HANSON, Victor Davis, Le modèle occidental de la guerre: la bataille d'infanterie dans la Grèce classique, Paris, Les Belles Lettres, 1990.