Contre le prêt (à ne plus) penser

Publiée par la Fondation pour la Mémoire de la déportation, la revue En Jeu. Histoire et mémoires vivantes ne cesse de s’affirmer comme l’un des plus stimulantes publications du paysage historiographique actuel. On se rappelle notamment du dossier, paru en décembre 2013, consacré à l’erreur en histoire. Malgré un titre quelque peu anodin – « XXe siècle : d’une guerre à l’autre ? » – cette nouvelle livraison confirme l’excellence de cette publication en s’attaquant à une vulgate encore trop communément ressassée : la Première Guerre mondiale serait la matrice du XXe siècle et, quelque part, Auschwitz serait écrit dès Verdun1.

A Verdun, pendant l'été 2004. Wikicommons.

Bien entendu, cette notion doit beaucoup aux ouvrages d’Eric Hobsbawm, Ernst Nolte, Enzo Traverso et sans doute, mais probablement dans une moindre mesure, de George Mosse.2 En bons déconstructeurs, Julien Mary et Yannis Thanassekos reviennent dans l’introduction de ce passionnant dossier sur la généalogie de cette idée qui « n’est en effet pas neuve : elle est déjà en germe dans certains milieux pacifistes de l’entre-deux-guerres appelant au plus jamais ça ; on la retrouve à nouveau après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, dans le discours du général de Gaulle, à Bar-le-Duc le 28 juillet 1946, pour lequel le séquençage 1914-1945 permet d’établir tangiblement la France dans les rangs des vainqueurs d’une guerre… de trente ans » (p. 13).

Certes la politique est une chose et l’écriture de l’histoire en est une autre. A ce titre, on ne peut que suivre la position modérée de Laurence De Cock et Charles Heimberg qui concèdent que les approches matricielles « comme il en va de tous ces raisonnements expérimentaux, portent sans doute leur part de pertinence et séduisent par leur potentiel, ou leur apparence, de renouvellement des questionnements et des savoirs » (p. 130). Mais lorsque l’idée de Première Guerre mondiale matrice du XXe siècle devient un « prêt à (ne plus) penser » (p. 56) – pour reprendre l’excellente formule de Frédéric Rousseau – alors la frontière de l’erreur méthodologique est régulièrement et allègrement franchie (p. 61): « Par là, la vulgate est un exemple achevé de ce que les historiens appellent la lecture téléologique des faits historiques consistant à interpeller le passé en fonction de ce que nous savons qu’il est arrivé postérieurement à ces faits ».

Auschwitz. Pixabay.

Et l’on mesure aisément à quelle point cette idée de « matrice » s’est révélée pernicieuse dans son usage public de l’histoire lorsqu’une revue comme En Jeu. Histoire et mémoires vivantes en vient à être obligée de demander à André Loez et Nicolas Mariot « quelles sont les différences, sur le plan idéologique, entre les deux guerre mondiales ? » Bien entendu, il ne faut pas passer outre la dimension rhétorique d’une telle interrogation mais il n’en demeure pas moins qu’elle souligne, quelque part, l’échec de la politique publique d’histoire menée en France depuis un certain nombre d’années au nom du sacro-saint « devoir de mémoire ». On sait depuis longtemps combien cette notion est inopérante car, ne fonctionnant que sur l’émotion, elle ne laisse que trop peu de place à la réflexion. Or d’une certaine manière, le résultat est là, dans cette question et dans ce cloisonnement des historiographies qui trahit notre grande frilosité conceptuelle dans les approches de ces deux conflits mondiaux. Car s’il est inexact de parler de seconde guerre de 30 ans, le croisement des perspectives est lui essentiel comme le rappellent André Loez (p. 38) ou encore Emmanuel Debruyne dans un brillant article publié en 2012 dans Vingtième Siècle, Revue d’histoire.

En définitive, il y a là une revue salvatrice en ce qu’iconoclaste – dans tout ce que ce terme a de plus positif – elle s’attaque aux idées reçues et, ce faisant, invite à la réflexion. A ce sujet, il est d’ailleurs à peu près hors de doute que seront très commentés les propos de Frédéric Rousseau pour qui si la période 1914-1918 est une rupture, « il s’agit surtout d’un franchissement de seuil géographique », la Grande Guerre ayant été « l’occasion d’un transfert ou, si l’on préfère, d’un rapatriement en Europe des pratiques violentes inhérentes aux entreprises coloniales et impérialistes ; pratiques déjà fort anciennes et fort riches en matière de franchissement de seuil qualitatif » (p. 59). Une idée de thème pour le dossier d’un prochain numéro d’En Jeu. Histoire et mémoires vivantes ? Nous, on a déjà hâte de le lire…

Erwan LE GALL

« XXe siècle : d’une guerre à l’autre », En Jeu. Histoire et Mémoires vivantes, juin 2014, n°3.

 

1 « XXe siècle : d’une guerre à l’autre », En Jeu. Histoire et Mémoires vivantes, juin 2014, n°3. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 HOBSBAWM, Eric, L’âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Bruxelles, Complexe, 1999 ; NOLET, Ernst, La Guerre civile européenne 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Editions des Syrthes, 2000 ; TRAVERSO, Enzo, La Violence nazie. Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002 ; MOSSE, George, De la Grande Guerre au  totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette , 1999.