Le centenaire de 1914 en Bretagne : sur quelques « initiatives d’en bas »

Dans une interview donnée en janvier 2013 au quotidien Libération, Antoine Prost, président du comité scientifique de la Mission du Centenaire, rappelait combien « la mémoire de 14-18 vient d’en bas ». Partant de ce constat, il concluait que « le centenaire de 1914 » serait, avant tout, « commémoré à la base, dans les villes, dans les villages ». 15 mois plus tard, difficile de le contredire, tant sont nombreuses les initiatives locales, lancées par des associations, des municipalités, des dépôts d’archives, des enseignants aussi. Toutes ne sont pas des plus heureuses ; toutes ne parviennent pas à emporter l’adhésion du visiteur, du lecteur ou de l’internaute. En revanche, certaines méritent d’être signalées ici. Sans prétendre à la moindre exhaustivité, j’en proposerai ici un premier aperçu breton, pour une part subjectif d’ailleurs ; l’usage de la première personne du singulier s’imposait donc dans ce texte.

La plus inattendue de ces initiatives est sans doute celle portée par une classe de 1ère L/ES du lycée Victor et Hélène Basch de Rennes. A l’instigation de leur professeur d’histoire-géographie, Gwénaël Foucré, avec l’appui de Gilbert Nicolas, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rennes 2, les élèves se sont lancés dans une étude exhaustive des soldats de la petite commune Bédée (35) morts pendant la Grande Guerre. Le résultat est « bluffant » : un site internet, resituant la mort de chacun des 120 morts dans son contexte, de la bataille des frontières, en août 1914, aux derniers jours de la guerre1. Ce minutieux travail, croisant registres de décès, fiches matricules, fiches « Mémoire des hommes » et inscriptions locales ont d’ailleurs permis de repérer quelques oublis sur le monument aux morts de la commune : lorsque l’histoire – la grande oubliée de nombre des manifestations de ce centenaire – vient au secours de la mémoire... Certes, on pourra regretter quelques erreurs ou approximations – par exemple dans la présentation du contexte de la mort de François Bougaud, territorial du 79e RIT, « tué à l’ennemi » le 22 ou le 23 avril 1915 à Boesinghe, près d’Ypres –, mais la critique n’est rien au regard de l’intérêt des statistiques réalisées par les « apprentis historiens »2. Professions et grades des combattants morts, localisation des décès, liste des morts décorés offrent en effet d’intéressantes bases de données aux historiens : ainsi, il apparaît que l’on ne compte « que » 17,5 % de décès parmi les 680 Bédéens mobilisés – qui s’en plaindra ? –, plusieurs points sous la moyenne nationale. Ces données montrent ainsi que rien n’est simple dans l’étude des pertes subies par la Bretagne au cours de la Grande Guerre et que l’on ne saurait se contenter de théories fumeuses de certains, du mythe des 240 000 morts bretons à celui du « sacrifice » prémédité des soldats de la région. Qu’il me soit permis d’exprimer un regret cependant concernant ce superbe travail sur Bédée : que le lecteur ne bénéficie d’aucun tableau de synthèse reprenant les principales données réunies au cours de l’enquête, par exemple avec les noms, date de naissance et de décès, lieu de décès, unité d’appartenance, circonstances de la mort des poilus bédéens. Gageons cependant qu’un tel ajout ne devrait pas poser trop de problèmes au webmaster de ce très beau site3.  

Sépulture de l'adjudant du 122e RI Alfred Journda, natif du Grand-Fougeray et tué en avril 1918. Européana 14:18: FRAD033-030-02 Histoire d'Alfred Jourdan.

C’est aussi de « devoir d’histoire » qu’il convient de parler en ce qui concerne l’exposition « 14-18. L’Arrière », proposée par les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine dans le cadre récurrent que constitue le cycle « BD et histoire ». Documents d’archives, analyses d’historiens et bandes dessinées de Kris et Maël, Delphine Priet-Mahéo ou encore Stéphane Duval – qui présente ici des planches inédites d’un album à sortir à l’automne sur Jean-Corentin Carré, le fameux poilu du Faouët, engagé à 15 ans en 1915 – s’éclairent les uns les autres, dans un bel ensemble. Certes, l’on pourra regretter qu’au contraire de quelques-unes des expositions présentées les années passées dans ce cadre, notamment celles sur les corsaires à travers l’œuvre de Pellerin ou sur la Seconde Guerre mondiale à Saint-Malo vue par l’entremise de Nicolas Malfin et de son album Cézembre, le rapport à la Bretagne soit ici moins directement perceptible, si ce n’est par l’origine géographique de certains des auteurs. Mais il est vrai que rares sont les BD portant sur la région ou ses habitants pendant la Grande Guerre, au contraire des romans ou même des films4. Une suggestion sur ce point : à l’instar de ce que proposent les Archives départementales des Bouches-du-Rhône, celles d’Ille-et-Vilaine auraient pu – ou pourraient à l’avenir… – porter un tel projet associant BD inédite et exposition « BD et histoire ». Il est vrai cependant que l’exercice est délicat, ainsi que l’illustre le médiocre album La faute aux midis, bien moins convaincant que le livre de Jean-Yves Le Naour sur « l’affaire » du 15e corps d’armée à la fin de l’été 1914, pourtant scénariste de cette BD.

Le « 9e art » n’est pas le seul mobilisé en cette année de centenaire en Bretagne. De manière plus attendue, le 3e des arts est au cœur de plusieurs expositions, en cours ou annoncées. En attendant celles du Faouët (56) ou de l’Etang-Neuf en Saint-Connan (22), le musée Mathurin Méheut de Lamballe (22) propose de (re-)découvrir le parcours militaire et pictural du peintre. Disons-le d’entrée : j’ai été pour une part déçu par cette exposition qui ne nous en apprend pas beaucoup plus sur Méheut que ce que le livre de P. et E. Jude – récemment réédité – nous disait déjà en 2001, que ce que l’exposition de Coëtquidan avait montré quelques années auparavant, dans une certaine mesure aussi que ce que nous montrait de cette période l’exposition du musée de la Marine, à Paris, il y a un an. Je pourrais faire miens ici les propos d’Antoine Prost qui, dans l’interview à Libération que j’évoquais en préambule de ce texte, disait :

« Il faut se défaire d’une représentation naïve de l’histoire. Les archives ne sont pas un entrepôt où les historiens viendraient chercher des vérités qu’il suffirait de dépoussiérer. Tout part des questions que les historiens se posent [c’est moi qui souligne]. C’est en fonction de celles-ci qu’ils vont interroger les archives. Et l’on aura toujours de nouvelles questions à poser tant que l’on s’intéressera à la guerre de 1914-1918 »

Photo de groupe dans une tranchée figurant dans l'album de Louis-Antoine Dubrez, poilu du 116e RI de Quimper originaire de Carhaix. Européana 14:18: FRAD022 - Famille DUBREZ-CROC.

Dans le cas présent, les questions posées par les commissaires de l’exposition lamballaise restent les mêmes que celles posées depuis près de 20 ans aux œuvres de guerre de Méheut. Les réponses sont donc identiques et désormais datées. L’ajout de quelques clichés tirés des fonds de l’ECPAD n’ajoute rien. Pire : quelques choix malheureux viennent brouiller la lecture, à l’image de cette photo des tranchées de Nieuport, sur le front des Flandres, où jamais Méheut ne mit les pieds. Pourquoi ne pas avoir pris le temps d’une recherche digne de ce nom, y compris dans ces fonds si riches de l’ECPAD ? Les commissaires de l’exposition y auraient trouvé, par exemple, au moins un film et plusieurs reportages photos sur le 136e RI et/ou le 10e corps d’armée – les unités dans lesquelles sert Méheut – en Argonne, de l’automne 1915 au printemps 1916, largement inédits, propres à éclairer d’un nouveau jour le travail du peintre.

Restent quelques bonnes surprises dans cette exposition, qui mérite le détour rien que pour cela : ainsi du rappel du rôle de l’artiste lamballais au profit du service cartographique du 10e corps ou encore de la présentation des dessins préparatoires à l’une de ses aquarelles les plus fameuses concernant cette période, L’exécution capitale.

Un parcours incomplet, je le disais en introduction de cet article : d’autres initiatives ont vu le jour au cours des derniers mois tandis que certaines aboutiront dans les semaines qui viennent. Qu’il me soit cependant permis, dès à présent, de formuler un vœux. Plus, un espoir : que ces initiatives locales, loin d’un « devoir de mémoire » dont les rapports à l’histoire sont parfois fort ténus, entretenant mythes et légendes sur la Grande Guerre comme sur d’autres périodes, contribuent à faire progresser nos connaissances historiques et, plus encore, à les diffuser auprès du plus large public.

Yann LAGADEC

 

1 http://www.ceuxdebedee.com/

2 http://www.ceuxdebedee.com/#!bilan-statistique/c13ul

3 Parmi les sites internet portant sur la Bretagne pendant la Grande Guerre, retenons-en deux : celui de l’association landernéenne Le Dourdon, qui propose bases de données et articles concernant le pays de Landerneau durant la Grande Guerre ; celui intitulé « Les 83 poilus de Quéménéven », qui met progressivement en ligne des biographies souvent très détaillées des soldats de cette petite commune du Finistère morts pendant la Grande Guerre, à l’instar de Jacques Autret, de la 61e DI, tué en 1916.

4 Signalons la présence à Landerneau, le 31 mai, du Brestois Kris, scénariste notamment de Notre mère la guerre, dans le cadre d’un salon du livre centré sur la Grande Guerre, principalement vue de Bretagne et du Pays de Landerneau.