Anticiper une guerre nucléaire en 1980

On a tendance à l’oublier mais vivre en Europe pendant la guerre froide, c’est vivre avec la crainte de connaître une guerre nucléaire. Cette inquiétude est parfaitement symbolisée en 1968 lorsque George Taylor, héros humain de la version cinématographique de La planète des singes, découvre avec effroi la Statue de la Liberté partiellement ensevelie sous le sable1. La scène finale du film laisse clairement supposer l’anéantissement d’une partie de l’espèce humaine à la suite d’une attaque nucléaire. Au début des années 1980, cette appréhension ne se dissipe pas, bien au contraire. Lors de la présentation de ses vœux aux Français, le 31 décembre 1979, le président de la République Valéry Giscard-d’Estaing déclare que « le danger de guerre existe ». Cette phrase ne tarde pas à susciter de vives réactions, comme en témoigne cette tribune reproduite dans les colonnes de La Liberté du Morbihan le 27 janvier 19802.

Champignon de Baker, deuxième explosion sur l'île de Bikini (opération Crossroads). Wikicommons.

L’auteur de ce texte n’est autre que l’ancien éditorialiste de Radio Luxembourg, Robert Grandmougin. Le journaliste est connu pour ses opinions conservatrices3. Se référant au discours du président de la République, l’éditorialiste s’interroge : « si ce danger se précisait, les Français seraient-ils à l’abri d’éventuelles retombées nucléaires ? ». L’auteur répond négativement, précisant qu’un « conflit atomique ne laisserait pas le temps de se mettre sur les routes » comme lors de « l’exode de juin 1940 ». Selon lui, seuls les abris antiatomiques permettraient de protéger la population. C’est là où le bât blesse : les Français ne pourraient pas savoir où aller car il n’existe pas de « liste des abris » dans l’hexagone. Et pour cause, à la fin des années 1970, seuls sept départements ont recensé leurs abris. Pire, il n’y aurait pas de place pour tout le monde…

En la matière, la France fait figure de mauvais élève. A titre de comparaison, Robert Grandmougin avance que « les Suisses sont protégés à 93 % » grâce aux « 193 000 abris » dénombrés dans le pays d’Europe centrale. L’auteur se demande alors si le gouvernement français ne s’intéresse à ses administrés « que le jour des élections ? » La question est lâchée. L’auteur entame alors une démonstration ambigüe qui le déroute rapidement sur les méfaits de la sécurité routière. Il estime que, malgré les sommes considérables qui ont été dépensées les dernières années, la protection des automobilistes est un échec total. Limitation des vitesses, obligation du port de la ceinture de sécurité, contrôle d’alcoolémie… rien n’échappe au scepticisme de l’éditorialiste. Il en est convaincu, la sécurité routière ne serait en réalité qu’une combine de l’Etat pour enrichir les puissants :

« Qui dira un jour, combien auront coûté aux contribuables la fabrication et la pose de poteaux et panneaux de limitation de vitesse, combien aura rapporté à ses fabriquant la production de milliers d’alcootests ? Plus le Français met sa ceinture, plus il s’en fabrique et tout le monde n’y perd pas. Celui qui aura obtenu la commande de panneaux de signalisation la veille – pure hypothèse – de l’introduction par l’Etat de nouvelles réglementations est assuré d’une bonne affaire. Et il n’est pas toujours mauvais d’avoir un petit copain – heureusement ces choses-là ne se passent pas chez nous – au ministère. »

En 1976, la Suisse inaugure à Sonnenberg un tunnel capable de protéger 20 000 personnes en cas d’attaque nucléaire. Wikicommons.

A travers ces quelques lignes, l’auteur condamne ouvertement les autorités qui dilapideraient l’argent public plutôt que de se soucier du vrai danger qui menace la sécurité des Français : le péril nucléaire. La conclusion, extrêmement déroutante, laisse apparaitre le mépris de Robert Grandmougin pour Valéry Giscard-d’Estaing et pour l’appareil étatique de manière générale. Peut-être faut-il y voir la conséquence de son éviction de Radio Luxembourg par les hautes instances de l’Etat quelques années plus tôt ? Là n’est pas la question. Aussi surprenante soit la démonstration de l’auteur, l’éditorial n’en demeure pas moins un formidable témoignage sur l’appréhension des contemporains face à la menace d’une possible guerre nucléaire.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 Pierre Boulle, l’auteur du roman, s’oppose à cette scène qu’il juge contraire à l’esprit de son histoire. Sur ce point, voir « Le vrai secret de la planète des singes », www.lexpress.fr, 30 juillet 2014, [en ligne].

2 GRANDMOUGIN, Jean, « En cas de guerre, les Français ne seraient pas protégés », La Liberté du Morbihan, 27-28 janvier 1980, p. 1 et 23.

3 En 1962, Robert Grandmougin exprime son soutien pour les partisans de l’Algérie française, ce qui lui vaut d’être écarté de Radio Luxembourg.