Chaplin, le téléphone, et la Bretagne

Joyce Chaplin est une enseignante de la prestigieuse université américaine Harvard dont les travaux portent sur l’histoire des techniques, tout particulièrement à l’époque moderne. Elle s’est fait récemment connaître pour un théorème, à qui l’on a rapidement donné le nom de « loi de Chaplin », qui expose que « tout appareil portable est l'aboutissement d'un équipement plus ancien qui, autrefois, devait être porté à deux mains et aujourd'hui se doit de tenir dans la paume d'une seule ». Tel est notamment le cas du téléphone. Jadis, dans la bonne société, le majordome portait à son employeur le récepteur sur un plateau – rappelez-vous Nestor et le capitaine Haddock… – alors qu’il est très probable que vous lisiez cet article sur votre smartphone.

Téléphone mis en service dans les années 1960. Collection particulière.

Pour autant, sans la remettre en question, la loi de Chaplin a pour défaut de masquer le lent progrès technologique qui rend possible la miniaturisation et à la portabilité. Car si un téléphone à fil nous paraît être aujourd’hui un ustensile parfaitement désuet, cet objet n’en demeure pas moins le fruit d’une patiente évolution technique. Pour s’en convaincre, il suffit de se replonger dans l’Echo de Lannion qui, dans son édition du 11 septembre 1965, affirme triomphalement que « 80 pour cent des abonnés au téléphone posséderont l’automatique en 1970 »1.

La publication de cet article ne doit pas surprendre. Depuis le milieu des années 1950, la cité costarmoricaine marque un intérêt prononcé pour le développement technologique et accueille même, à partir de 1963, un important laboratoire du Centre national d’études des télécommunications. On comprend donc que la presse locale s’intéresse à un secteur qui pèse dans l’emploi local même si, au final, le produit dont il est question ici ne concerne que peu de monde.

En effet, les chiffres évoqués dans l’article donnent aujourd’hui le vertige. On y apprend ainsi qu’en 1964, le nombre de téléphones pour 100 habitants est de 11,85 alors qu’en 2008 on compte 68 millions de téléphones portables en France ! Si les régions parisienne, lyonnaise et marseillaise sont de ce point de vue les plus développées, les Côtes-du-Nord et le Morbihan comptent parmi les départements où l’on recense le moins de terminaux. Et encore faut-il préciser que ceux-ci sont reliés à des centraux manuels, où une opératrice vous connecte à la ligne du correspondant que vous souhaitez joindre. On comprend dès lors mieux en quoi consiste le fameux téléphone automatique que 80% des abonnés devraient posséder en 1970 à en croire l’Echo de Lannion

« – Vous demandez ? – Le 747 48 ! Voilà une heure que j’appelle ! » Carte postale satirique datant d’avant la Seconde Guerre mondiale. Collection particulière.

En définitive, le principal défaut de la « loi de Chaplin » est de masquer le rythme du progrès. Loin d’être constant, celui-ci s’effectue parfois au gré de surprenantes accélérations du temps, dont rend parfaitement compte l’article de cet hebdomadaire breton. Car si l’on ne compte que six millions d’abonnés au téléphone en 1964, on n’en recense que deux dix ans plus tôt ! Plus intéressant encore, les équipes du CENT de Lannion commencent dix ans plus tard, avec leurs collègues rennais, à développer les premières technologies télématiques, ancêtre de l’internet qui nous est aujourd’hui si indispensable et qui vous permet de lire cet article.

Erwan LE GALL

 

1 « 80 pour cent des abonnés au téléphone posséderont l’automatique en 1970 », L’Echo de Lannion, n°947, 11 septembre 1965, p. 1.