Etre ouvrière à la manufacture des tabacs de Morlaix

Fondée au début du XVIIIe siècle, la manufacture des tabacs de Morlaix est une institution qui n’aura pas survécu au passage dans le XXIe siècle : endommagée par un incendie en 1995, l’activité industrielle est arrêtée au début des années 2000. Pendant toutes ces années, la Manu aura été l’un des premiers employeurs de la ville – jusqu’à 1 800 salariés dans l’entre-deux-guerres –, notamment d’un grand nombre de femmes cantonnées très largement aux fonctions de production : « les petites mains ». L’une d’entre-elles, Jeannette Bodou, s’est livrée en 1982 face à la caméra de la télévision régionale pour raconter son âpre quotidien et sa vision désabusée de l’avenir du travail à la manufacture, à l’heure des discours sur l’augmentation de la productivité.1

Ouvrières affectés à la fabrication de cigares. Archives départementales du Finistère.

Jeannette Bodou est consciente que « la manufacture a la réputation de donner des salaires […] plus confortables que les autres industries du coin ». Pour autant, elle déplore que « la vie des gens dans une usine ne doit tourner qu'autour du salaire que l'on reçoit à la fin du mois, moi, je trouve que c'est triste. » Elle ne voit dans son travail à la manufacture « [qu’]un travail où on y vient gagner sa vie. C'est aussi triste que ça, on y vient gagner sa vie. »  Ce « ras-le-bol […] au bout de 25 ans de Manu » ne sort pas de nulle part. Il est le fruit de l’accumulation de frustrations engendrées par un travail pénible, l’absence de perspective d’emplois – on n’oserait le terme de carrière – et la vision sans illusion sur l’évolution du travail d’une « OS » (ouvrière spécialisée).

Le travail pénible ce sont « ces tâches très répétitives », pour lesquelles elle emploie le mot « aliénant ». Consciente de la puissance négative de ce terme, elle précise ainsi sa pensée :

« Aliénant, ça ne veut pas dire que tout le monde en devient fou, ce n'est pas ça. Mais finalement, on se demande à quoi ces jeunes femmes qui travaillent au rendement, quand elles font, comme ça, des milliers de fois par jour les mêmes gestes, à quoi elles pensent ? Je me demande si c'est pour ne pas trop penser qu'elles ne se fourrent pas, certaines d'entre elles, des écouteurs dans les oreilles. »

Comme pour mieux souligner le propos, le reportage nous montre les ouvrières à leurs tables de travail, découpant à une cadence incroyable des feuilles de tabacs destinées probablement à la fabrication de cigares ou cigarillos. Pour autant, cette cadence n’est pas propre à la Manu, quand on pense par exemple à la dextérité des plieuses de patrons-modèles à l’imprimerie du Petit Echo de la Mode à Châtelaudren.

Pour Jeannette Bodou, l’absence de perspectives au sein de la manufacture des tabacs semble très liée à sa condition de femmes. Elle part ainsi du constat qu’en ce qui concerne « la promotion interne, il n'y en a pas » et que « plus on monte dans la hiérarchie, […] moins il y a de femmes. » Et quand le journaliste lui demande si le travail ne peut pourtant pas être un moyen de « libération des femmes » ; elle répond que « oui, pourquoi pas, si ce travail a été choisi, si on l'a voulu [mais qu’ici] ce n'est pas le cas ». En dehors des cadences infernales, ce qui, pour elle, rebute dans ce travail c’est qu’il soit « inintéressant, c'est un travail qui ne fait pas appel à l'esprit d'initiative ».

Pour le présent et pour l’avenir du travail des ouvrières à la Manu, Jeannette Bodou est sans illusion. Elle ne voit dans la nouvelle politique de rendement, qu’un « piège ». Alors qu’on semble leur avoir proposé de travailler selon leurs « possibilités » :

« Si on est doué que pour faire 100 % [du rendement], mais mon Dieu, on ferait 100 %. Si on était un peu plus doué pour faire un peu plus, on en faisait un peu plus, etc. » 

L ’ouvrière expérimentée qu’elle est n’y voit pas une liberté, mais un moyen de trier entre les moins bonnes ouvrières – « les petites mains » – et les bonnes – « les grandes mains ».

Un âge d'or révolu? Carte postale. Collection particulière.

A l’écoute de ce témoignage désabusé sur la condition des ouvrières à la manufacture des tabacs de Morlaix, il faut avoir à l’esprit que cette archive s’inscrit dans le contexte du début des années 1980. Alors que Jeannette Bodou a débuté sa vie active pendant les Trente glorieuses, cette période d’euphorie économique est terminée depuis près d’une décennie. La crise s’installe. Les usines ferment à tour de bras. L’âge d’or du monde ouvrier est révolu. La « conscience de classe ouvrière » semble même s’évanouir, au profit d’un individualisme dont le symbole serait l’utilisation de Walkman par quelques ouvrières.

Thomas PERRONO

 

 

1 INA – L’Ouest en mémoire. « Témoignage de Jeannette Bodou », FR3, 08/03/1982, en ligne.