Les premières élections européennes en 1979 : déjà une « Europe sans passion » ?

Dans le vocabulaire courant, « Bruxelles » et « l’Europe » ont rarement une connotation positive. Les gens y voient le plus souvent des institutions technocratiques et coupées du peuple. Pourtant, depuis 1979, l’ensemble des citoyens des pays membre de la Communauté économique européenne (CEE), puis de l’Union européenne (UE), sont appelés aux urnes tous les cinq ans, afin d’élire au suffrage universel direct les députés qui siègeront au Parlement européen. Mais ces élections sont souvent les plus boudées. Les causes de cette désaffection, qui ne semble pas devoir se démentir, sont certainement à chercher du côté de l’absence d’enthousiasme que suscite le projet européen et de la prééminence des enjeux nationaux lors des campagnes. A lire la presse régionale bretonne, lors des premières élections de 1979, ce constat était déjà valable.

Le parlement européen, à Strasbourg. Carte postale. Collection particulière.

La veille du scrutin, le quotidien Ouest-France, dont la ligne éditoriale promeut pourtant la construction européenne, est sans illusion : « la tentation pourrait être grande de rester chez soi plutôt que d’aller voter »1. François-Régis Hutin explique cette abstention à venir par une campagne électorale jugée « bien morne », qui a « bien peu contribué à chasser l’indifférence ». Plus encore, il met en cause, dans son éditorial du samedi 9 juin 1979, les candidats à l’élection ainsi que les partis politiques : « d’un côté, on s’efforce d’inquiéter l’opinion en soulignant les dangers du Parlement européen, quand, de l’autre, on s’évertue à le rassurer en certifiant que le Parlement ne changera pratiquement rien au cours des choses dans notre pays ». Pour sa part, le patron du journal rennais voit dans l’Europe une « audace », un moyen de peser plus lourd face aux Etats-Unis, comme dans la crise née du deuxième choc pétrolier par exemple.

Le 10 juin, un peu plus de 21 millions de Français se déplacent aux urnes pour élire leurs 81 députés, sur les 410 sièges que compte le parlement européen. La CEE ne comporte alors que neuf membres. Le taux de participation français s’élève à 60,7% et est dans la moyenne européenne. A ce propos, on constate que les plus fortes participations ont lieu dans des pays où le vote est obligatoire (Belgique 91,4%, Luxembourg 88,9% et Italie 85,6%). Les électeurs britanniques (32,4%) et danois (47,8%) sont ceux qui ont le plus boudé les urnes, alors que ces pays sont les petits nouveaux de la classe puisqu’ils font partie du premier élargissement de l’Europe, en 1973. Le lendemain, Ouest-France confirme ses craintes d’avant scrutin, en parlant d’ « Europe sans passion » :

« L’Europe du suffrage universel est née hier. On ne saurait dire, comme tout le laissait prévoir, qu’elle est née dans un enthousiasme irrésistible. »2

Du point de vue politique, « une première silhouette de l’Assemblée européenne laisse présager l’instauration d’une majorité de centre-droit, composée de démocrates-chrétiens, libéraux, conservateurs et démocrates de progrès (parmi lesquels les gaullistes). En revanche, les socialistes formeront sans doute le premier groupe politique [avec 113 sièges] ». En France c’est la liste UDF portée par Simone Veil qui arrive en tête en recueillant 27,6% des voix. Il est constaté « un tassement du vote socialiste » (23,5%), un « maintien du PC » (20,5%), et « un sensible recul du RPR » (16,3%).  Dans son analyse, Ouest-France brise le traditionnel clivage gauche-droite, pour un nouveau schisme autour de l’adhésion à l’idée européenne : « si l’on considère que Mme Veil et M. Mitterrand représentent des partis très favorables à l’idée européenne, l’addition de leurs suffrages donne une majorité de 55% environ ». Un constat qui réjouit le quotidien breton : « dans ce pays, la peur ou la répulsion à l’égard de l’Europe restent minoritaires ». Ainsi, les résultats de ce premier vote européen s’analysent d’abord à l’échelle nationale et les commentaires prennent le prisme de la vie politique française :

« le succès de l’UDF est évidemment celui de M. Giscard d’Estaing, sans oublier pour autant M. Barre et Mme Veil […] La date du 10 juin devra sans doute être marquée d’une pierre noire dans la carrière du leader gaulliste [Jacques Chirac] à qui d’ex-compagnons (comme M. Guéna) demandent déjà des comptes […] M. Marchais sera sans doute satisfait de constater que les socialistes ont du céder du terrain. »3

Simone Veil, tête de liste UDF lors de la campagne électorale de 1979. CVCE / Keystone.

A l’issue de ces premières élections du Parlement européen, Ouest-France pense qu’elles auront fait « cheminer les esprits » et perçoit les nouveaux enjeux de la construction européenne :

« Les institutions communautaires doivent-elles, oui ou non, prendre le pas sur les gouvernements nationaux ? L’Europe européenne doit-elle l’emporter sur l’Eruope des patries ? Le vote à l’unanimité doit-il, petit à petit, laisser la place au vote à la majorité ? Et, plus immédiatement, l’Assemblée élue peut-elle se doter de nouveaux pouvoirs ? »

Quatre décennies plus tard, à l’heure du Brexit, force est de constater la permanence des problématiques qui entourent la question européenne.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

 

 

1 « Se mettre en marche… », Ouest-France, 09 juin 1979, p. 1.

2 « L’Europe sans passion : 60% de votants », Ouest-France, 11 juin 1979, p. 1.

3 « Faire cheminer les esprits », Ouest-France, 12 juin 1979, p. 1.