Une première génération de vieux ?

L’immortalité est un doux rêve que de nombreux Français partagent discrètement. Si le secret de la vie éternelle n’a pas encore été percé, force est de constater que, depuis le début du XX^e siècle, on vit de plus en plus vieux. Dans un éditorial qu’il rédige en 1970 pour Ouest-France, Jacques Duquesne interpelle les lecteurs bretons sur ce point. Il rappelle, chiffres à l’appui, qu’il y a « deux fois plus de 70 ans aujourd’hui qu’au début du siècle »¹. Le journaliste, qui s’intéresse depuis une dizaine d’années aux aspirations des différentes générations², prédit que cet allongement de l’espérance de vie est sur le point de bouleverser profondément la société. Or, précise-t-il, ce changement n’est pas sans danger pour ceux qui s’apprêtent à en faire l’expérience. Et pour cause, la « vieillesse » est « un phénomène récent » en 1970 et rares sont les « vieillards » à s’y être préparé.

Couple de vieux Sénans. Carte postale. Collection particulière.

Pour mieux faire comprendre les enjeux du vieillissement de la population aux lecteurs du quotidien breton, Jacques Duquesne insiste sur le cas des époux qui franchissent ensemble le cap symbolique des 70 ans. Il part du constat très simple qu’au début du siècle « un couple se fondait, avait des enfants, les élevait et disparaissait : l’un des conjoints, l’homme le plus souvent, mourait ». Dans ces conditions, « atteindre 25 ans de mariage était un exploit », ce qui n’est évidemment plus le cas à la fin des années 1960 où de « plus en plus de noces d’or [soit 50 ans de mariage] » sont célébrées chaque année.

Cette simple évocation suffit, selon Jacques Duquesne, à mieux comprendre pourquoi « la vie du couple […] commence seulement » lorsque les enfants prennent leur indépendance. A en croire le journaliste, c’est encore plus vrai pour les femmes, bien souvent au foyer, qui ne vivaient auparavant « que pour leur enfants » et qui peuvent « enfin » se mettre « à vivre pour leur mari (sic) et pour elle-même ». Si le changement semble bénéfique, Jacques Duquesne, fervent catholique, y voit au contraire la source d'un possible délitement de la structure familiale puisque, désormais, les « enfants ne sont plus là pour créer un lien »³. Il affirme d’ailleurs froidement qu’il ne faut « pas chercher bien loin l’explication » aux divorces « de vieux couples ».

Sans lieu ni date. Collection particulière.

Tout au long de l’éditorial, Jacques Duquesne invite le lecteur breton à préparer sa vieillesse afin de ne pas être démuni lorsqu’il quittera « le travail qui l’avait occupé quotidiennement depuis sa jeunesse ». Pour ne pas « attendre la mort », il lui conseille de « trouver d’autres activités, plus libres, qu’il aura choisies », c’est-à-dire « lire, voyager, jardiner, collectionner, participer à une association… ». Ce faisant, le journaliste nous offre un formidable témoignage de l’émergence d’une génération de retraités qui, au même titre que la jeunesse, doit faire face à de nombreux bouleversements sociétaux. Et si l’auteur insiste sur le fait que, désormais, « il nous faudra apprendre à être vieux », on ne peut également s’empêcher de voir dans cet article, à la suite des travaux de Joffre Dumazedier, l’émergence d’une « civilisation des loisirs »⁴.

Yves-Marie EVANNO

¹ DUQUESNE, Jacques, « Une nouvelle vie commence après 65 ans », Ouest-France, 15 octobre 1970, p. 1. « En 1900, sur 10 000 hommes nés la même année, 2 707 atteignaient 70 ans, et sur 10 000 femmes 3 405 atteignaient le même âge. En 1963, sur 10 000 hommes nés 70 ans plus tôt, 5 331 étaient encore vivants et 7 339 femmes ».

². En 1963, il s’est ainsi livré au décryptage des résultats d’un sondage réalisé par l’IFOP auprès des 16-24 ans. DUQUESNE, Jacques, Les 16-24 ans. Ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, Paris, Ed. du Centurion, 1963.

³ Ancien journaliste à La Croix, il a également été secrétaire général de l’Association Catholique de la Jeunesse Française dans les années 1950.

⁴ DUMAZEDIER, Joffre, Vers une civilisation du loisir?, Paris, Seuil, 1962.