Hannah et l'historiographie

Magnifiquement joué par une Barbara Sukowa qui livre là une performance véritablement sensationnelle – et au péril de sa vie si l’on en juge par l’omniprésence du tabac dans ce rôle –, le Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est une réussite en ce qu’il évite le piège classique du biopic, celui du héros solitaire ayant raison seul contre tous. Hannah Arendt n’est pas La Dame de fer, et c’est tant mieux bien que l’insensibilité soit un grief communément porté à l’endroit de ces deux femmes. De ce point de vue, nos craintes se sont avèrées injustifiées. Au contraire même, il nous semble que la gigantesque polémique née de la publication d’Eichmann à Jérusalem est rapportée d’une manière un peu molle et ne retranscrit au final que faiblement l’immense émotion suscitée dans le monde entier – et non uniquement dans les cercles juifs américains – par ce texte.

Certaines scènes sont par ailleurs réellement saisissantes à l’instar de ce subtil jeu de mise en abîme où le spectateur, confortablement assis dans son fauteuil, se retrouve comme au milieu des étudiants d’Hannah Arendt, à boire les paroles du maître à penser qu’elle est, par bien des égards, encore.

Ce film est donc une réussite –parfaitement interprété, scénario impeccable, réalisation soignée – même si, on doit l’avouer, deux points nous questionnent. Le premier, interrogation d’ailleurs classique, concerne le statut de l’image d’archive – par nature vraie – dans un œuvre de fiction, qui elle est par définition fausse. Cette question fut au centre de débats épistémologiques assez poussés ces dernières années et il semble donc d’autant moins nécessaire d’y revenir que des Bienveillantes de Jonathan Littell aux Conférences de Morterolles d’Alain Corbin, les frontières semblent désormais moins solidement établies. Pour autant, il convient d’avouer ici une certaine réticence face aux images d’archives du procès Eichmann utilisées dans ce film. En effet, si elles servent à attester  la réalité de ce qui s’est produit lors de ce procès, elles n’en contribuent pas moins à créer une situation problématique à un  moment où, précisément, le scénario prend quelques libertés avec l’histoire. En effet, comme le rappelle A. Wieviorka dans un entretien accordé à L’histoire, Hannah Arendt n’assiste pas à l’interrogatoire de Pinhas Freudiger, scène pourtant centrale mais fictive du film où le regard de la philosophe croise les images d’archives. Sans doute est-ce là une prévention de « puriste », d’une personne habituée à fouiller dans les archives et à truffer ses articles de notes de bas de pages venant, justement, à l’appui du propos. Ce Hannah Arendt est un film et il est probable que les codes du cinéma soient sur ce point assez différents de ceux de l’écriture scientifique. De plus, il n’est pas à exclure que l’orthodoxie de l’archive doive ici s’incliner face au pragmatisme imposé par une démarche qui vise à la sensibilisation du plus large public à l’affreuse banalité du mal.

Et c’est probablement sur ce point que ce Hannah Arendt est le plus problématique. Retraçant l’histoire d’un livre et de la polémique qui accompagne sa sortie, jamais Margarethe von Trotta ne met en perspective le propos de la philosophe qui, pour être absolument brillant, n’en est pas moins partiellement dépassé. C’est un fait que depuis les années 1960, la science historique, et tout particulièrement les genocide studies, ont considérablement progressé. On sait ainsi que pour un dignitaire du rang d’Eichmann, l’antisémitisme est un moteur beaucoup plus puissant que ne le suggère Harendt. Le film n’apportant sur ce point aucun complément d’information et comme il est peu probable qu’un grand nombre de spectateurs soient par ailleurs des lecteurs du Croire et Détruire de Christian Ingrao, on peut légitimement s’interroger sur la portée pédagogique d’une telle œuvre. De même, nul passage du film ne s’oppose à l’interprétation qu’Hannah Arendt livre des judenrat. A aucun moment n’est opérée la distinction entre le libre-arbitre des individus et leur effective liberté d’action, ce à quoi renvoie par exemple Adam Czerniakow.

Reste néanmoins l’affreuse banalité du mal, puissant concept qui ne doit cesser d’interroger. Rien que pour cela, il faut souhaiter que ce film soit un succès puisqu’il est malheureusement acquis que le livre ne constitue aujourd’hui plus un vecteur suffisamment puissant pour qu’un tel paradigme puisse toucher en profondeur les masses. A ce titre, on ne peut d’ailleurs que déplorer la relégation de ce Hannah Arendt dans le circuit commercial de seconde zone que constituent les salles dites d’art et d’essai. Puissent les enseignants constituer un relai puissant et efficace pour la transmission de la pensée d’une philosophe qui, sur ce point, nous parait avoir conservé toute son actualité.

Erwan LE GALL