Double lecture

Il y a deux manières d’envisager La Patrouille des invisibles, le roman graphique que signe Olivier Supiot chez Glénat1. Il y a la façon de l’historien, soucieuse du rapport à la vérité et de l’exactitude d’une foule de petits détails techniques liés aux uniformes, aux armes ou aux différents types de matériel qu’utilisent les poilus de l’escouade qui sert de trame narrative à ce récit. Avouons-le d’emblée, cela n’est probablement pas la meilleure manière d’envisager cet album.

Hubert Lessac, As déchu de la Grande Guerre.

En effet, à la différence des auteurs de la très réussie série sur Félix Kersten aidés par François Delpla, Olivier Supiot ne semble pas avoir bénéficié pour son travail de conseiller historique et, dès la seconde page, l’œil ne peut qu’être que violemment heurté par un départ en août 1914 présenté comme étant « la fleur au fusil ». Or, on se rappelle que lors d’une importante journée d’études tenue en Sorbonne en avril 2013 Antoine Prost avait attiré l’attention sur le risque qu’il y avait, selon lui, à perpétuer à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale cette notion fausse d’enthousiasme du poilu au moment de sa mobilisation et des jours qui la suivent. On sait en effet depuis la thèse fondatrice de Jean-Jacques Becker2, magistrale étude utilisant notamment de nombreuses archives du département des Côtes-du-Nord, que c’est résignés que ceux-ci partent au combat. Dès lors, c’est passablement résigné que l’on poursuit la lecture de cette Patrouille des invisibles

Pour autant, on aurait sans doute tort de s’arrêter à cette mauvaise première impression. En effet, ce n’est pas avec un œil d’historien qu’il convient d’appréhender cet ouvrage mais avec celui d’un rêveur, habitué du fantastique et des univers oniriques. On appréhende alors doucement le personnage central de l’album : Hubert Lessac, un pilote de chasse qui survit au crash de son appareil, descendu par un fokker allemand, et est recueilli par une escouade de fantassins. Le lecteur découvre ainsi Conneau, Milo, Pirrot, Le François et surtout l’emblématique Titouan Kerzadec dont le nom n’est pas sans évoquer certaines racines bretonnes. Le récit suit ces différents personnages dans un paysage démentiel où il ne semble plus exister ni jour ni nuit mais une ambiance fauve et brouillardeuse, comme une sorte de métaphore du gaz moutarde, arme emblématique de la Première Guerre mondiale.

Les couleurs sont assurément un des points forts de cet album.

Contre toute attente, il apparait que cette lecture n’est au final pas moins historienne que la première. En tout cas, elle est indéniablement plus juste. Car en livrant ce roman graphique au dessin très fantasmagorique, Olivier Supiot décrit parfaitement le caractère déshumanisant de la guerre des tranchées. D’ailleurs, Tritouan Kerzadec n’est pas fait de chair et de sang mais « de boue et de ferraille » (p. 42), sorte de version moderne et hallucinée de l’antique Ankou. Le contraste avec la guerre aérienne que pratique Hubert Lessac, celle où subsiste un certain code d’honneur et qui demeure fondé sur des relations interpersonnelles entre pilotes, n’en est que plus saisissant et permet de mettre en images un point que l’historiographique a longuement développé. Les proportions démesurées du champ de bataille, où l’on croise des épaves de saucisses tellement immenses qu’elles en ressemblent à des Zeppelins, disent par ailleurs parfaitement le désarroi des hommes, écrasés par une violence industrielle, dimension là encore développée par de nombreux historiens.

Bien entendu, un tel ouvrage ne plaira pas à tous les lecteurs. Pour autant, il n’en demeure pas moins que ce roman graphique est l’illustration même de ce fantastique paradoxe qui veut que la fiction, y compris dessinée, est parfois un puissant outil pour dire l’histoire, discipline pourtant fondée par l’étude du réel.

Erwan LE GALL

SUPIOT, Olivier, La Patrouille des invisibles, Grenoble, Glénat, 2014.

 

 

1 SUPIOT, Olivier, La Patrouille des invisibles, Grenoble, Glénat, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.