L’histoire vraie de Madeleine ?

Evoquer la bande-dessinée que Rudy Ortis, Pierre Colin-Thibert et Søren Mosdal publient aux Editions Sarbacane n’est pas chose aisée1. Il y a en effet un superbe et volumineux album, au trait original mais qui pourra peut-être rebuter certains lecteurs plus habitués à la ligne claire. Simple, le dessin nous parait pourtant accorder une très large place aux expressions des personnages, une dimension essentielle de ce livre qui, par bien des égards, s’apparente à un véritable roman graphique.

Rudy Ortis, Pierre Colin-Thibert et Søren Mosdal narrent dans ce volume l’histoire de Madeleine, une femme née d’un père tombé au champ d’honneur pendant la Première Guerre mondiale mais qui grandit dans un milieu privilégié, entre un bel appartement parisien et des vacances bretonnes au manoir de Bellevue. De ce point de vue, le poids du souvenir de 14-18 est bien rendu, tant en qui concerne le manque d’affection paternelle que la germanophobie ambiante, la mère de Madeleine étant Autrichienne (p. 15, 17 et 21).

Une germanophobie ambiante dans les campagnes.

Ainsi, les histoires, tant l’album s’apparente à une suite de déceptions sentimentales,  qui composent ce récit sont autant d’occasions d’explorer à travers Madeleine une période donnée – la Bretagne des années 1930 puis de l’occupation ainsi que l’Amérique du Sud des années 1950-1970 – par le prisme des mœurs. A cet égard, l’ambition des auteurs est réelle et doit sans doute être lue à l’ombre des gender studies. Mais, malheureusement, le pari nous parait loin d’être gagné tant certaines imprécisions historiques particulièrement dommageables viennent assombrir le tableau et laisser un gout amer dans la bouche du lecteur.

Nous ne nous étendrons pas sur la période péruvienne de Madeleine, ne connaissant strictement rien à l’Amérique du sud de la seconde partie du XXe siècle. En revanche, l’histoire de la Bretagne nous est plus familière et il est difficile de masquer notre étonnement à la lecture d’une vignette faisant état de la libération du village fictif de Saint-Philibon (un clin d’œil à Saint-Philibert ?) à la date du 30 juillet 1944 (p. 67). Si Vannes est libérée le 6 août, la poche de Lorient ne l’est pour sa part qu’en mai 1945. De même, il peut sembler curieux qu’un des personnages souhaite se réfugier après Stalingrad à Morlaix au motif « qu’il n’y a rien à bombarder là-bas » (p. 56) lorsque l’on connait un peu l’histoire de la ville.

Un récit qui parfois s'apparente à une succession de déceptions sentimentales.

Or, loin d’être anecdotiques, ces imprécisions témoignent des trois points qui, incontestablement, affaiblissent le propos de l’album. L’histoire d’amour entre Madeleine et l’Oberleutnant (et non pas Oberlieutenant…) Werner Szontag n’est pas suffisamment mise en perspective ce qui, en l’occurrence, constitue une belle occasion manquée, notamment lorsqu’on se rappelle de l’ambition initiale de l’album. Il y avait là sans doute matière à revenir sur l’épineux dossier de la collaboration horizontale/sentimentale. Un manque d’autant plus regrettable  que le corpus théorique existe, notamment grâce aux travaux de Luc Capdevila2.

C’est sans doute parce que le sujet n’est ici qu’effleuré que le portrait de l’Oberleutnant Werner Szontag n’est dressé qu’à gros traits. Là encore, cette dimension est regrettable puisqu’au final les auteurs ne posent pas les questions qui fâchent, comme si emprisonnés par une configuration historiographique périmée les exactions ne pouvaient être le fait que de la SS, et nullement de la Wehrmacht. Une dimension d’autant plus dommageable qu’il est fait explicitement mention d’un occupant allemand Korrect lors des premiers temps de l’occupation, au moyen d’une subtile allusion à une célèbre affiche apposée sur bien des murs de Bretagne (p. 46). Or, en n’évoquant ni l’action de la Résistance et des parachutistes SAS dans les environs de Saint-Marcel, puisque l’action est censée se passer dans le Morbihan, ni la répression aveugle de l’été 1944 (massacre de Kerihuel, fusillades en la citadelle de Port-Louis, pour ne citer que deux exemples très connus), il se dégage au final de cet album une vision très aseptisée, pour ne pas dire dérangeante, de l’occupation allemande en Bretagne. Une impression que peine d’ailleurs à contrebalancer les révélations tardives de Werner Szontag sur son passé (p. 104).

La fuite vers l'Amérique du Sud.

L’image qui se dégage de l’occupant dans cet album pose d’autant plus problème que les auteurs s’attardent sur l’épuration sauvage de l’été 1944. Mais, là encore, le portrait qui en résulte est pour le moins étonnant puisque Madeleine et sa mère sont sauvées in extremis par un bon maquisard – probablement amoureux d’ailleurs mais l’album n’explore pas cette piste – alors que l’on sait que rien ou presque n’arrête ce genre d’exactions. En témoignent notamment les pendues de Monterfil

Au final, l’histoire de Madeleine se révèle, contrairement à l’ambition des auteurs, bien difficile à relier à la «grande Histoire ». Les omissions, les inexactitudes et les incohérences sont d’autant plus regrettables que l’ouvrage rappelle tant en page de garde qu’en quatrième de couverture que ce récit est « adapté d’une histoire vraie ». Bref, un album dans laquelle l’historien ne trouve pas son compte.

Erwan LE GALL

ORTIS, Rudy, COLIN-THIBERT, Pierre et  MOSDAL, Søren, Madeleine une femme libre, Paris, Editions Sarbacane, 2014.

 

 

1 ORTIS, Rudy, COLIN-THIBERT, Pierre et  MOSDAL, Søren, Madeleine une femme libre, Paris, Editions Sarbacane, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 CAPDEVILA, Luc, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaires et comportements d’une sortie de guerre (1944-1945), Presses Universitaires de Rennes, 1999 et, en ligne, sur le site de l’IHTP, « La collaboration sentimentale : antipatriotisme ou sexualité hors-normes ? (Lorient, mai 1945) ».