Se souvenir des choses moches : Dolorès

L’album que publie Bruno Loth aux éditions de La Boite à Bulles n’a rien à voir avec la Bretagne1. En effet, l’intrigue de ce Dolorès s’articule autour des secrets d’une famille de réfugiés espagnols dans le sud de la France, une réalité historique qui par ailleurs n’a pas épargné la péninsule armoricaine. C’est en fait dans ce que cette bande-dessinée nous dit de notre rapport à la mémoire historique que ce livre nous parait important.

Un dessin qui souligne le caractère dramatique de la retirada...

Précisons d’emblée que l’album de Bruno Loth est d’excellente facture, servi par un scénario subtil, un dessin efficace et une ambiance chromatique qui sied parfaitement à la thématique traitée : celle du/des souvenir(s). La dialectique avec l’histoire, en tant que discipline produisant des savoirs, est bien posée et l’on a même le plaisir de croiser au détour d’une page Annette Becker à qui l’auteur prête des propos forts : « Il n’y a pas de traces matérielles sans hommes et idéologies derrière… Sauvegarder des pierres sans explication ne sert à rien » (p. 37). Seul l’emploi du terme « camp de concentration » (p. 21 et 31 notamment) aurait pu, nous semble-t-il, être mieux contextualisé, afin de guider le lecteur plus efficacement tant l’histoire de ce mot est complexe2.

Pour autant, la manière dont Bruno Loth envisage la période 1936-1939 nous semble caractéristique de ce qu’Henry Rousso nomme « la mémoire négative », autrement dit « une mémoire qui insiste sur les responsabilités d’un pays et non pas sur ses hauts faits d’armes ». Ainsi, 1936, année du Frente popular, n’est envisagée que du point de vue de ses conséquences négatives, autrement dit la guerre civile puis le franquisme, jamais sous l’angle du laboratoire politique qu’a pu être, certes pour quelques mois seulement, l’Espagne à cette époque. Cette orientation du souvenir, cette représentation du passé, est d’autant plus frappante que l’auteur assume explicitement le parallèle entre le Front populaire et le mouvement des indignés de la Puerta del sol à Madrid (p. 50-51) puis sa traduction électorale avec Podemos (p. 54 et suivantes).

Mais là n’est pas le plus déroutant. En effet, c’est autour de la maladie d’Alzheimer d’un des personnages principaux que tourne l’intrigue, conduisant  une fille sur les traces du passé en train de s’envoler de sa mère et donc en Espagne, pendant la guerre civile et la retirada. Or il résulte de ce scénario une sorte d’assimilation entre pathologie de la mémoire, notion comprise au sens individuel, médical du terme, et mémoire collective, autrement dit souvenir historique, qui est d’autant plus troublante que cet album n’est pas le premier à dresser un tel parallèle. Au début des années 2000, le film Se Souvenir des belles choses de Zabou Breitman était à cet égard particulièrement intéressant.

Mais qui sait également dire les tourments de la mémoire, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème.

Dès lors, dans une telle configuration, c’est bien la place de l’historien qui est en jeu : est-il juste une personne dont le travail consiste à rendre intelligible le passé en dépouillant des milliers et des milliers d’archives et en les passant au prisme de grilles de lectures efficaces ? Ou est-il une sorte de médecin dévolu aux troubles de la mémoire collective ? Difficile question à laquelle il nous appartient pas, ici, de répondre mais posée de manière remarquable par cet agréable album de Bruno Loth qui ravira assurément les lecteurs. Bref, une bande-dessinée des plus stimulantes à connaître !

Erwan LE GALL

 

LOTH, Bruno, Dolorès, Saint-Avertin, La Boite à Bulles, 2016.

 

 

 

 

1 LOTH, Bruno, Dolorès, Saint-Avertin, La Boite à Bulles, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 A ce propos, WIEVIORKA, Annette, « L’expression camp de concentration au XXe siècle », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n°54, avril-juin 1997, p. 4-12.