Lorsque « l’Anarchie se dessine » : une descente de Black blocs à Lorient en mai 1904

Le 2 juin 1904, en raison du caractère exceptionnel des évènements, Le Nouvelliste du Morbihan décide de faire paraître une édition spéciale intitulée : « L’Anarchie se dessine »1. Les Lorientais viennent en effet de connaître une particulièrement agitée. Le 31 mai, une manifestation ouvrière dégénère dans les rues de la sous-préfecture du Morbihan. D’une rare violence, elle rappelle immédiatement celle qui s’est déroulée un an plus tôt, le 31 juillet 1903, à Hennebont. Le Morbihan, pourtant si calme depuis les agitations de la chouannerie, découvre progressivement l’existence d’un malaise social. Une rupture qui ne manque pas de susciter de nombreux débats,  et ce  jusque sur les bancs du Palais du Luxembourg.

Le cortège emprunte la rue Canot le 31 mai 1904. Carte postale. Collection particulière.

Tout débute en mars 1904 lorsque les ouvriers menuisiers, charpentiers et maçons de la région lorientaise se mettent en grève afin de contester les faibles rémunérations que leur accordent leurs employeurs. Pendant plusieurs semaines, leur colère prend exclusivement la forme d’actions pacifistes, principalement des manifestations. Mais depuis le mois de mai, des « bruits pas très précis mais persistants » laissent entendre que les grévistes seraient disposés à enclencher la vitesse supérieure, et qu’une « liste de maisons qui doivent être attaquées aurait été dressées ». A ce stade, ces menaces ne sont encore que des rumeurs.

Préméditées ou non, des émeutes éclatent le mardi 31 mai après une réunion à la Bourse du Travail. Vers 21 heures, 400 manifestants se réunissent au cœur de Lorient et entament une parade au son des « hymnes révolutionnaires ». Puis, d’un coup, le cortège change d’attitude et commence à détériorer les propriétés des différents entrepreneurs de la ville. Ils sont près de 800 lorsque les manifestants arrivent devant les chantiers Moreau. Selon la presse, les ateliers construits en bois sont « imbibés de pétrole » puis incendiés. Le feu se propage alors à l’ensemble du quartier. Les pompiers aidés des soldats du 62e RI tentent d’éteindre l’incendie devant une foule exaltée qui entonne deux chants révolutionnaires, « L’Internationale et la Carmagnole » ! Puis, vers minuit, deux coups de feu retentissent, sans qu’aucun ouvrier ne soit aperçu d’arme à la main.

Outre la préméditation, la presse s’interroge sur les véritables responsables des actes. Sur ce point, Le Nouvelliste du Morbihan rappelle « qu’il n’y a à Lorient que 200 grévistes […] mais si l’on songe que la police et la gendarmerie se sont trouvées en présence d’un millier d’émeutiers, on peut se demander d’où ces derniers sortaient et quelles professions ils peuvent revendiquer »2. Ce constat est partagé par un conseiller municipal, pourtant agressé lors des émeutes. Ce dernier attribue la violence aux « bandes sans aveu » qu’ils ont « tort d’admettre dans leurs rangs »3. Ce sont ces partisans de l’action directe qui font craindre à de nombreux observateurs le développement des mouvances anarchistes dans le Morbihan.

Bien évidemment le récit de la presse doit être nuancé. Le préfet récuse ainsi la préméditation des ouvriers lors de l’incendie des chantiers Moreau en affirmant qu’aucun ne possède de pétrole ce soir-là, ou encore que la foule s’est dispersée avant même l’arrivée des soldats4. Toujours est-il que ces évènements marquent profondément la population et suscitent de nombreux débats. Lors du conseil municipal organisé en urgence le 3 juin, certains élus accusent le maire de laxisme et demandent davantage de moyens pour assurer la sécurité des Lorientais. D’autres condamnent ouvertement le patronat qu’ils estiment être le seul responsable de cette situation. L’un d’eux dit alors « je blâme celui qui a mis le feu, mais pensez qu’il avait faim, qu’il était poussé par la famine »5.

Carte postale. Collection particulière.

Au Palais du Luxembourg, le président du Conseil est également pris à parti par les conservateurs. Le comte de Goulaine, Gustave de Lamarzelle, Louis Le Provost de Launay et Charles Riou déposent un ordre du jour « considérant que les excès révolutionnaires de Lorient sont la conséquence immédiate de la politique générale du gouvernement ». Pour se défendre, Emile Combes trouve une astucieuse parade en lisant l’extrait d’un rapport du préfet du Morbihan : 

« Quelle est donc l’origine de ces manifestations tumultueuses, de ces rebellions incessantes contre la loi et l’autorité ? Qui en a donné le premier exemple ? Qui en a appris les procédés à une population qui jusque-là était restée paisible et respectueuse de l’autorité ? Qui lui a appris a tourné en dérision les lois, les décrets, les arrêtés ministériels ou préfectoraux […] ? »6

La rhétorique convainc immédiatement la majorité des sénateurs. En rappelant que les monarchistes sont les premiers à encourager la population à ne pas respecter les lois républicaines, le président du Conseil accuse d’une certaine manière les conservateurs de permettre l’émergence de l’anarchisme en Bretagne.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

1 « L’Anarchie se dessine », Le Nouvelliste du Morbihan, 2 juin 1904, p. 1.

2 « Les grévistes », Le Nouvelliste du Morbihan, 5 juin 1904, p. 1.

3 « Conseil municipal de Lorient », Le Nouvelliste du Morbihan, 9 juin 1904, p. 1

4 Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat, séance du 9 juin 1904, p. 520. Les propos sont ici rapportés par Emile Combes.

5 « Conseil municipal de Lorient », Le Nouvelliste du Morbihan, 9 juin 1904, p. 1.

6 Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Sénat, séance du 9 juin 1904, p. 521.