Pierre Tanvez : le magnat du Trégor

Les discours prononcés lors d’obsèques sont des archives délicates à manier pour les historiens. Ces instants ne sont pas vraiment propices à un regard critique et le portrait de la personne inhumée relève le plus souvent de la pure hagiographie. Toutefois, les paroles que prononce en octobre 1908 le truculent parlementaire trégorois Gustave de Kerguézec lors des obsèques de Pierre Tanvez, patron d’une importante entreprise de machines agricoles, ne manquent pas d’interpeller :

« Qui donc osera dire que les rêves de Pierre Tanvez furent vains, lorsqu’il en fit des réalités tangibles dont l’agriculture, l’industrie et le commerce de notre région profitèrent. Il donna à ce pays un essor considérable, il augmenta le bien être, la prospérité, le bonheur de tous, et il servit plus utilement que qui que ce soit à la grandeur de notre cher pays breton. »

Rares sont en effet les hommes politiques qui rendent un hommage aussi vibrant à un entrepreneur, fut-il disparu. Il est vrai que la réussite de Pierre Tanvez est d’autant plus remarquable qu’elle est durable.

Carte postale. Collection particulière.

Né en 1838 à Saint-Agathon, il s’extrait de son milieu agricole natal en obtenant son baccalauréat es-sciences. Avant d’être un redoutable entrepreneur, Pierre Tanvez est donc un exemple de réussite scolaire avant même que celle-ci ne soit associée aux hussards noirs de la IIIe République, puisque c’est sous le Second Empire qu’il vient à l’âge adulte. En 1871, il s’associe à Emile Lever pour racheter les ateliers de mécanique agricole dont Simon Joret a hérité sur le site du moulin de la Tourelle, à Guingamp. Afin de renforcer son alliance, il épouse Jenny Lever, la sœur de son associé. Celle-ci lui donne en 1874 un fils, qu’il prénomme Emile, ce qui dit bien l’intimité des stratégies matrimoniales et professionnelles mises en œuvre par Pierre Tanvez. Toujours est-il que l’entreprise de machines agricoles engrange ses premiers succès au début des années 1870 lorsque, en février 1875, Emile Lever décède prématurément. Poursuivant seul l’exploitation de la société, avec l’accord de sa belle-sœur, la veuve d’Emile Lever, Pierre Tanvez en rachète progressivement toutes les parts jusqu’à devenir seul maître à bord. En 1880, l’entreprise emploie 30 ouvriers et est sur la route de la réussite.

D’ailleurs, la compagnie devient officiellement, en 1899, la société en nom collectif Tanvez-Lever et fils, structuration juridique qui témoigne assurément d’une certaine modernité. Là n’est d’ailleurs pas totalement une première pour cette entreprise. Comme dans une préfiguration du passage à l’économie de guerre pendant la Première Guerre mondiale, les ateliers Tanvez se mettent pendant la guerre de 1870 au service de la Défense nationale, Pierre Tanvez étant lui-même nommé capitaine des Gardes mobiles de Guingamp. Bien que contrôleur des contributions directes de 1860 à 1867, et donc directement au service du Second Empire, il témoigne d’un républicanisme aussi sincère qu’engagé et s’avère être un patron volontiers paternaliste. Organisant une caisse de secours mutuels pour ses ouvriers dès 1875, il paie les frais de médecins et les médicaments de ses employés malades tout en octroyant des gratifications sur les bénéfices de l’entreprise. C’est donc bien, en définitive, d’une certaine forme de modernité dont il s’agit ici, dans ce Trégor qui, par bien des égards, est encore très rétif aux conquêtes sociales.

Les usines Tanvez font bien entendu figure d’exception dans cet arrondissement de Guingamp quasi exclusivement rural. Mais, dans le même temps, elles se révèlent indispensables à la modernisation de l’agriculture bretonne, mouvement initié à partir de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, Pierre-Mathurin Tanver met un point d’honneur à concevoir des engins adaptés aux exploitations de taille modeste, preuve que le machinisme ne rime pas nécessairement avec le gigantisme. Le logo de l’entreprise est d’ailleurs une belle illustration de cette nouvelle dynamique agricole bretonne, lui qui associe aux ajoncs des antiques landes broyés pour nourrir les chevaux ces céréales qui sont en plein essor dans la péninsule armoricaine.

A l'intérieur de l'usine Tanvez à Guingamp. Carte postale. Collection particulière.

A l’image d’un Louis Brichaux à Saint-Nazaire, Pierre Tanvez sait élargir ses activités et cumule des responsabilités dont on ne sait plus, au juste, s’il les sert ou l’inverse. Toujours est-il que l’influent chef d’entreprise est aussi conseiller municipal de Guingamp, président du comice agricole de cette ville – institution dont on sait qu’elles sont de véritables lieux de pouvoir – mais aussi président du syndicat agricole local. Preuve que son entregent ne se limite pas au Trégor, il accède même à la Présidence de la Chambre de commerce des Côtes-du-Nord, à Saint-Brieuc. C’est en effet sur ces bases, liant sens des affaires, talent industriel, stratégies matrimoniales et politiques, que Pierre Tanvez, véritable magnat du Trégor, lègue à son fil, Emile, en ce mois d’octobre 1908, un petit joyau industriel. Celui-ci ne fermera d’ailleurs qu’en 1985, marquant durablement de son empreinte la mémoire de la ville de Guingamp.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 « Nécrologie », Journal de Guingamp, 64e année, 17 octobre 1908, p. 1.