Quand les Bretons plaçaient leurs économies au Panama

La réputation du Panama en termes de paradis fiscaux et d’absence de transparence financière n’est plus à démontrer, comme le rappellent les sulfureux Panama papers du célèbre cabinet d’avocat Mossack Fonseca. L’une des conclusions les plus intéressantes de cette gigantesque enquête menée conjointement par une centaine de médias dans le monde est que ce type de pratiques offshore ne concerne pas que des grandes fortunes, mais un également un certain nombre de contribuables « moyens ». En cela, ce scandale un rappelle un autre, relatif à la liquidation judiciaire, le 4 février 1889, de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama.

Les travaux gigantesques du canal de Panama. Carte postale. Collection particulière.

Créée pour assurer la réalisation du projet du célèbre Ferdinand de Lesseps, cette société a pour but de lever des fonds apportés par des épargnants soucieux de réaliser un fructueux placement, l’argent collecté finançant in fine les titanesques travaux de percement du canal. Cette faillite est donc une véritable catastrophe pour de nombreux petits porteurs qui perdent par la même occasion tout leur bas de laine. Et il s’agit d’un véritable phénomène de masse comme le rappellent les Comités d’actionnaires qui essaiment un peu partout, comme à Lorient par exemple1. A Brest, le Courrier du Finistère s’adresse directement « aux possesseurs de titres Panama » et leur rappelle « de ne pas suivre trop facilement les conseils de tel et tel journal financier, et de consulter les vrais hommes d’affaires »2. Plus facile à écrire qu’à faire…

La presse bretonne, qui suit régulièrement le cours de cette société cotée en Bourse dit bien l’ampleur du choc. En effet, alors qu’au début du mois de janvier « l’action du Panama progresse à 127 » soutenue par un marché globalement hausse3, 60 000 nouvelles actions sont émises le 2 février afin de lever 30 millions de francs « destinés à l’achèvement du canal »4. Tout s’effondre deux jours plus tard avec la liquidation de la compagnie. Le cours de l’action perd alors brutalement de sa valeur, perdant plus de 50% en quelques jours5, puis plus encore, atteignant 38 francs à la fin du mois de février 18896.

Pourtant, rétrospectivement, quelques nuages sombres semblaient bien s’amonceler au-dessus de ce gigantesque projet. Le premier est diplomatique puisque construit sous l’égide de la France, le canal est une entrave manifeste à la doctrine Monroe, principe politique du nom du président étasunien James Monroe qui expose en 1823 que tout ce qui se passe sur le continent américain concerne Washington, et doit accessoirement se faire avec son assentiment. Or dans son édition du 9 janvier 1889, L’Avenir de Bretagne expose que « le Sénat de Washington a adopté une résolution désapprouvant l’ingérence d’un Etat quelconque dans la construction du canal de Panama »7. Quelques jours plus tard, ce même titre se fait l’écho de difficultés sur le chantier. Citant une dépêche publiée à Londres, il fait état de révoltes parmi les ouvriers et d’une augmentation de la main d’œuvre de 4 000 hommes, impactant de facto la rentabilité de l’affaire8. Bref, autant d’éléments qui auraient dû inciter à la prudence, sans compter l’existence d’un projet rival de canal transocéanique, passant lui par le Nicaragua et bénéficiant de la bénédiction des USA.

Les fameuses écluses du canal de Panama constituent l’un des points les plus épineux de ce scandale. Devant en être originellement dépourvu, Ferdinand de Lesseps avait omis, et empêché, de signaler la différence de niveau entre l’océan pacifique et l’Atlantique. Carte postale. Collection particulière.

Mais ce n’est véritablement qu’en 1892 qu’éclate le scandale de Panama lorsqu’est dévoilé le gigantesque système de corruption impliquant des titres de presse – afin de publier des articles favorables au projet de canal ainsi qu’à la Compagnie chargée de le percer et, surtout, de ne pas révéler les réelles difficultés techniques qui se présentaient – et des hommes politiques – pour qu’il prennent des décisions favorables aux intérêts de Ferdinand de Lesseps et ses associés. Certains articles prennent alors une toute autre saveur, à l’instar du « Bulletin financier » du Courrier du Finistère qui, à l’occasion d’une nouvelle campagne de souscription lancée à la fin du mois de juillet 1889 », expose :

« Les porteurs de titres de la Compagnie du Panama ont un droit de préférence à souscrire à l’émission du 27 juillet. Qu’ils se rappellent que si l’émission obtient le succès que nous croyons, l’avenir du canal de Panama prendra une face nouvelle. Qu’ils n’oublient pas non plus qu’avec le nouvel emprunt ils n’ont à redouter aucun aléa. »9

On comprend dès lors pourquoi Panama est le nom de l’un des plus gros scandales de la Belle époque, affaire jetant un discrédit durable sur la classe politique et les journalistes. Peut-être est-ce d’ailleurs là la différence principale avec les Panama papers du cabinet Mossack Fonseca, puisqu’ici la presse s’en tire à bon compte.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 « Panama », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°440, 20 janvier 1889, p. 2.

2 « Le Panama », Le Courrier du Finistère, neuvième année, n°470, 19 janvier 1889, p. 2.

3 « Bulletin financier », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°434, 7 janvier 1889, p. 3.

4 « Bulletin financier », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°443, 27 janvier 1889, p. 3.

5 « Bulletin financier », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°449, 10 février 1889, p. 3.

6 « Bulletin financier », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°457, 1er mars 1889, p. 3.

7 « Correspondance télégraphique spéciale », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°435, 9 janvier 1889, p. 3.

8 « Le Panama », L’Avenir de la Bretagne, cinquième année, n°436, 11 janvier 1889, p. 3.

9 « Bulletin financier », Le Courrier du Finistère, dixième année, n°497, 27 juillet 1889, p. 3.