Une Belle époque ?

Il est coutume d’appeler la période précédant la Première Guerre mondiale la Belle époque. Or cette expression est par bien des égards abusive, comme en témoigne par exemple le nombre d’assassinats qui émaillent la vie politique du moment. Chacun a bien entendu à l’esprit l'affaire Caillaux ou encore la Main noire, Gavrilo Princip et le meurtre de l’Archiduc François Ferdinand et de son épouse Sophie Chotek, prélude de la dramatique crise de l’été 1914. Mais vingt ans plus tôt, quasiment jour pour jour, la Dépêche de Brest se pare de ses habits de deuils et annonce la mort du Président de la République, Sadi Carnot1.

Si l’on s’en tient à l’éditorial publié le 26 juin 1894 par le quotidien finistérien, la nouvelle est aussi soudaine que douloureuse. C’est ainsi avec une « stupeur profonde » qu’est apprise la mort du Président, information qui déclenche de multiples témoignages de sympathie : « Partout on s’accorde à rendre hommage au caractère de M. Carnot, à reconnaître les services qu’il a rendu à son pays, et avec la même unanimité on flétrit le crime abominable auquel il a succombé ».

L'assassinat de Sadi Carnot en une du suplément illustré du Petit journal (détail). Wikicommons.

C’est en effet dans un contexte très particulier – loin de figurer une Belle époque – qu’est assassiné Sadi Carnot. Il y a certes l’écume des gestes : un banquet organisé au magnifique Parc de la Tête d’Or de Lyon par la Chambre de commerce de cette ville dans le cadre de l’Exposition internationale qui vient juste d’être inaugurée par le Président. Quittant l’assemblée par une issue secondaire pour éviter la foule, Sadi Carnot est poignardé par un jeune anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio. Touché au foie, il est transporté en urgence à la préfecture du Rhône et décède quelques heures plus tard.

Mais, modeste boulanger né en Lombardie en 1873, Caserio n’est pas un illuminé. Au contraire, il entend par ce meurtre  agir politiquement. C’est que cette première moitié des années 1890 est caractérisée par une violence politique de grande intensité et notamment par une vague d’attentats fomentée par la mouvance anarchiste favorable aux préceptes de l’action directe. C’est ainsi par exemple qu’en décembre 1893,  une bombe est lancée dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale pour protester contre le parlementarsime (le scandale de Panama est alors dans toutes les têtes). S’en suite une importante vague de répression et la constitution d’un appareil législatif particulier visant spécifiquement les mouvements anarchistes, textes aujourd’hui passés à la postérité sous le terme de loi scélérates. Or c’est précisément en réaction à ces mesures d’exception que Sante Geronimo Caserio fomente l’assassinat du Chef de l’Etat.

Plaque commémorative. Wikicommons.

Si pour une infime frange de la société, ces années 1890-1900 sont celles d’une certaine insouciance, pour l’immense majorité de la population, cette époque est loin d’être Belle tant l’environnement d’alors est violent, au sens politique, économique mais aussi social du terme. Que l’on songe quelques instants pour s’en convaincre aux conditions de vie d’un jeune mousse d’une douzaine d’années envoyé sur un Terre-neuvier… C’est en cela que l’assassinant de Sadi Carnot est un évènement intéressant pour l’historien, en ce qu’il révèle la violence qui s’exerce alors sur une part très importante de la population. Cette époque est donc loin d’être Belle, comme en témoignent d’ailleurs les nombreux actes de violence commis en représailles de l'assassinant de Sadi Carnot à l’encontre d’émigrés italiens…

Erwan LE GALL

1 Sur cet homme aujourd’hui largement oublié, nous renverrons à la biographie de référence signée par HARISMENDY, Patrick, Sadi Carnot, L’ingénieur de la République, Paris, Perrin, 1995.