Sublimes somnambules

Le livre que Christopher Clark consacre à la crise de l’été 1914 compte assurément parmi les plus intéressants sortis lors de la dernière rentrée littéraire, marquée du sceau « pré-centenaire ». Cet ouvrage est à bien des égards classique compte tenu de son sujet et pourtant  il se distingue du reste de la production éditoriale en affichant des intentions singulières (p. 17):

« Ce livre s’efforce donc de comprendre la crise de juillet 1914 comme un événement moderne, le plus complexe de notre époque, peut-être de tous les temps. Son propos est moins d’expliquer pourquoi la guerre a éclaté que comment on en est arrivé là. Bien qu’inséparables en toute logique, le pourquoi et le comment nous conduisent dans des directions différentes. La question du comment nous invite à examiner de près les séquences d’interactions qui ont précédé certains résultats. Par opposition, la question du pourquoi nous conduit à rechercher des catégories causales lointaines : impérialisme, nationalisme, matériel militaire, alliances, rôle de la haute finance, conceptions du patriotisme, mécanisme de mobilisation. Cette approche a le mérite de la clarté mais produit également un effet trompeur en ce qu’elle créée l’illusion d’une causalité dont la pression augmente inexorablement, les facteurs s’empilant les uns sur les autres et pesant sur les évènements. »

C’est donc bien une nouvelle configuration historiographique que propose l’auteur, s’éloignant résolument de ce qu’A. Prost et J. Winter appellent « l’établissement des responsabilités »1.

Trois éléments nous paraissent devoir être particulièrement mis en exergue tant ils tranchent singulièrement avec ce qui est généralement admis en France. Ainsi, s’il est d’usage de faire de la Première Guerre mondiale l’événement fondateur, matriciel, du XXe siècle, nombreux sont les auteurs à renvoyer les prémices du conflit aux déséquilibres nés de la diplomatie du XIXe siècle. Pour Christopher Clark, la crise de l’été 1914 est au contraire d’une grande modernité et semble faire réellement échos à ce que l’on peut vivre de nos jours (p. 15) :

« Pourtant, ce qui frappe le lecteur du XXIe siècle qui s’intéresse à la crise de l’été 191, c’est sa modernité brutale. Tout commence avec un groupe de tueurs kamikazes et une poursuite en automobile. Derrière l’attentat de Sarajevo se trouve une organisation ouvertement terroriste, mue par le culte du sacrifice, de la mort et de la vengeance – une organisation extraterritoriale, sans ancrage géographique ou politique clair, éclatée en différente cellules qui ignorent les clivages politiques. Une organisation qui ne rend de comptes à personnes, dont les liens avec un gouvernement souverain sont indirects, secrets et certainement très difficiles à repérer pour qui n’en est pas membre. »

A cette dimension s’ajoute un élément plus formel mais qui pose de réelles questions de fond. Le livre de Christopher Clark est en effet une étude d’un grand sérieux qui, gageons-le, s’affirmera dans les mois qui viennent comme un classique indispensable. Or, en nous faisant pénétrer dans les arcanes – et les alcôves – de ce tragique mois de juillet 1914, c’est le récit haletant d’une terrible crise que nous livre cet ouvrage. Il s’en dégage un portrait de l’ensemble des dirigeants européens assez troublant, où la médiocrité semble une valeur assez partagée. Le portrait de René Viviani est à cet égard un modèle de plume au vitriol (notamment p. 494-495), celui-ci paraissant préoccupé uniquement par la politique intérieure et, de surcroît, incapable de supporter l’intense tension nerveuse de cette crise (p. 442-443). De même, l’image que donne Christopher Clark de Maurice Paléologue, ambassadeur de France en poste à Saint-Pétersbourg, est loin d’être flatteuse (p. 431-435).

François-Ferdinand et son épouse quittent l'hôtel de ville de Sarajevo le 28 juin 1914, cinq minutes avant d'être assassinés. Europeana / Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB); 342266; 4937215.

Mais là n’est pas le plus important. En effet, l’on sait qu’en France certaines voix s’élèvent de temps à autres pour réclamer un « retour au récit », au nom d’une certaine lisibilité du discours. La dernière rentrée littéraire a permis de réactiver ces débats, entre réédition augmentée du célèbre manuel d’Ernest Lavisse et refonte des programmes scolaires. Si En Envor ne souhaite pas rentrer dans ces débats – par bien des aspects beaucoup plus politiques qu’historiographiques – force est néanmoins d’admettre que Christopher Clark prouve avec ses Somnambules – si besoin était – que récit et brio de l’analyse ne sont point antagoniques.

Enfin, un dernier point nous parait devoir être évoqué : l’absence de Jean Jaurès de cet ouvrage. Lorsque l’on considère le volume du livre et l’érudition sans limite de l’auteur, on ne peut pas croire à un fruit du hasard. Il s’agit donc bien d’une volonté réellement assumée. Dès lors surgit une question qui, au regard de l’historiographie franco-française, peut paraitre complètement incongrue mais qui risque de se poser avec une certaine acuité dans les mois à venir : l’assassinat de Jean Jaurès par Raoul Vilain le 31 juillet 1914 est-il, ou non, un évènement digne d’être traité dans une histoire européenne ou mondiale de la Grande Guerre ou n’est-ce, au contraire, qu’une péripétie à reléguer dans les confins des monographies nationales ? Premier élément de réponse dans quelques jours avec la parution, annoncée au mois d’octobre, de la très attendue histoire internationale de la Grande Guerre coordonnée par Jay Winter…

En  définitive, nous ne pouvons que vous conseiller cet ouvrage qui nous parait être un volume très novateur, même s’il est à peu près certain qu’il ne sera pas sans susciter un certain nombre de critiques. Basé sur une documentation réellement encyclopédique, ce livre doit figurer dans toute bibliothèque de passionné d’histoire contemporaine tant il est un excellent outil de travail, offrant une excellente synthèse de la situation politique de chaque pays à la veille du conflit. Servi par une belle langue – hommage doit ici être rendu à la traductrice, Marie-Anne de Béru – ce volume s’affirmera rapidement, gageons-le, comme un classique. On ne peut donc que souscrire au propos d’André Loez qui, dans une belle recension publiée dans Le Monde des livres, qualifie ce livre d’audacieux et affirme que « pour expliquer 1914, on peut préférer une conceptualisation plus ferme, mais on ne trouvera pas de meilleur récit ».

Erwan LE GALL avec la complicité amicale de @jaures_info

 

CLARK, Christopher, Les Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

 

 

1 PROST, Antoine, et WINTER, Jay, Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 16-29.