Saint-Aubin du Cormier et l’invention du vote à bulletin secret

Si l’élection présidentielle est aujourd’hui un temps si fort de notre vie démocratique, c’est bien entendu du fait de la prééminence accordée au locataire de l’Elysée par la constitution de la Ve République. Mais la citoyenneté, en tant que notion culturelle, et donc relative, n’est pas constante. Si elle se définit aujourd’hui essentiellement par le vote, elle est d’avantage caractérisée à la Belle époque par l’aptitude à défendre, les armes à la main, la Nation en cas d’agression ennemie1. Ainsi s’explique notamment la forte résignation que l’on observe en août 1914, au moment de la mobilisation générale, mais également une culture électorale qui, en ce XXe siècle naissant, contraste grandement avec ce que l’on connaît de nos jours.

Scène de scrutin. Collection particulière.

L’anecdote est savoureuse et mérite que l’on s’y attarde quelques instants tant elle est significative. A la fin du XIXe siècle, non seulement le bureau de vote d’un petit bourg des environs de Dinan, dans les Côtes-du-Nord, se trouve dans un débit de boisson, mais celui-ci appartient au maire ! Bien entendu, on imagine de suite les nombreuses pressions – dans tous les sens du terme – qui peuvent être exercées afin de faire en sorte que l’on vote « bien ». Ceci renvoie à une réalité du scrutin, le choix n’étant pas toujours si individuel que l’on veut bien le dire. Et les communes où de semblables situations se présentent ne sont après tout pas si rares. Que l’on songe quelques instants à Missillac, en Loire-Inférieure, et à son inamovible majorité municipale et son étonnant monopole scolaire2

Le secret du vote n’est donc qu’une réalité récente au regard de notre histoire démocratique et il faut, en réalité, attendre 1913 pour que soit imposé, non sans d’âpres et longs combats parlementaires, l’isoloir. Déjà, en mai 1907, le grand quotidien breton L’Ouest-Eclair se demande pourquoi une telle réforme n’est pas adoptée et use d’une ironie volontiers mordante pour expliquer le refus des sénateurs :

« On a craint sans doute les réactions un peu vives et parfois violentes qui pourront s’élever autour de la table de scrutin. Evidemment, les choses se passent de façon plus tranquille lorsque le maire, sous prétexte de maintenir l’ordre, fait évacuer la salle au moment du dépouillement et y reste avec quelques compères. »3

Il faut en réalité attendre juin 1913 pour que la loi « prévoyant un dispositif spécial d’isolement (cabine isoloir) dans laquelle l’électeur entrera pour mettre son bulletin sous enveloppe » soit adoptée par le Sénat4. L’histoire retiendra d’ailleurs, pour l’anecdote, que c’est à l’occasion de 22 élections municipales anticipées ayant lieu le 2 novembre 1913 dans 14 départements que sont testés pour la première fois ces équipements. La semaine d’après, c’est lors d’une législative partielle à Ivry, en région parisienne. Pour autant, la petite cabine ne semble pas totalement rassurer et L’Ouest-Eclair, visiblement sceptique, s’interroge : « Est-ce enfin le secret du vote ? »5

Scène de scrutin. Collection particulière.

En Bretagne, c’est à Saint-Aubin-du-du-Cormier, non loin de Rennes, que l’isoloir est testé en premier, l’élection municipale ayant été invalidée par décret. A en croire le grand quotidien breton, « les électeurs saint-aubinois ont paru s’en accommoder très bien et l’on a seulement observé que les opérations du dépouillement se sont prolongées un peu plus que par le passé »6. Une preuve de la disparition du bourrage des urnes ? Sans doute à en croire ce même journal qui note, quelques jours plus tard :

« Jadis on voyait arriver en bande, vers l’urne, les pauvres électeurs : admirablement disciplinés, ils votaient comme un seul homme. Peut-être voteront-ils aujourd’hui comme un homme seul ? »7

Erwan LE GALL

 

 

1 Sur ce point LE GALL, Erwan, La courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, novembre 2014, p. 31-58.

2 Sur la question se rapporter à GERAUD, Marie, « La difficile application des lois Ferry dans une commune où s’exerce encore le pouvoir aristocratique : l’exemple de Missillac (1880-1914) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°5, hiver 2015, en ligne.

3 « Le secret du vote », L’Ouest-Eclair, 8e année, n°3054, 24 mai 1907, p. 1.

4 « Le sénat vote pour la 5e fois la loi sur le secret du vote », L’Ouest-Eclair, 14e année, n°5290, 21 juin 1913, p. 2.

5 « Vingt-deux communes dans l’isoloir », L’Ouest-Eclair, 14e année, n°5425, 2 novembre 1913, p. 1 et « Le Secret du vote », L’Ouest-Eclair, 14e année, n°5395, 3 octobre 1913, p. 2.

6 « Election municipales », L’Ouest-Eclair, 15e année, n°5434, 11 novembre 2013, p. 4-5.

7 « L’Isoloir », L’Ouest-Eclair, 14e année, n°5434, 11 novembre 1913, p. 2.