La difficile application des lois Ferry dans une commune où s'exerce encore le pouvoir aristocratique : l'exemple de Missillac (1880-1914)

 

L’histoire de la petite commune de Missillac, en Loire-Inférieure, est indissociable de celle de la famille de Montaigu. Régnant quasiment sans partage sur la commune, leur pouvoir constitue un fantastique objet d’histoire en ce qu’ils montrent combien le vote d’une loi diffère parfois très largement de son application. Une dimension qui tend à doter Missillac d’une très particulière carte scolaire.

Par Marie GERAUD

 

 

La proclamation de la République le 4 septembre 1870 n’est que le début d’une longue quête des républicains pour imposer leurs idées. Pourtant, près d’un demi-siècle plus tard, leurs idéaux ont encore du mal à s’imposer dans certaines campagnes où l’influence de la vieille noblesse constitue un barrage. C’est l’une des conclusions apportées en 1913 par André Siegfried qui évoque l’omniprésence en Loire-Inférieure de « grandes familles nobles [qui] exercent une influence prépondérante […] sur une population misérable et craintive »1.

Parmi ces communes, il y a Missillac, 3 784 habitants en 18862. Petite commune rurale  distante de 27 km des chantiers de Saint-Nazaire et de 57 km de Nantes3. À cette même époque, Eugène Talbot en fait une description peu élogieuse :

« De vastes marais, des bois, des landes, des champs cultivés composent le territoire de ce canton, dont le sol est formé d’une argile ferrugineuse. L’agriculture est encore arriérée, cependant des défrichements s’y opèrent sur plusieurs points. »4

Mais ce qui caractérise le plus cette commune est certainement l’influence de la famille de Montaigu, qui occupe la mairie presque sans discontinuité de 1871 à 19475. Ils dirigent la commune en tant qu’édiles mais aussi en tant que notables. Ils organisent tout, financent les constructions sur leurs propres deniers, développent l’agriculture, l’école, l'hôpital6… Ils sont également les « éducateurs » autoproclamés du peuple comme en témoigne la publication d'une brochure, rédigée vers 1870, par Auguste de Montaigu pour « lutter contre l'insouciance des familles [..] qui font des fils ingrats, des maris coupables, des ouvriers paresseux, des chrétiens sans conscience... »7. À la fin du XIXe siècle, la mainmise d’Auguste de Montaigu est renforcée par son fils, Pierre, héros de la guerre de 1870, conseiller général, député, époux d’une fille Wendel et membre éminent du conseil d’administration de la puissante industrie8… Ce dernier devient maire de Missillac à la mort de son père en 1904. La famille est donc omniprésente dans le paysage décisionnel local, et s'y opposer semble difficile9.

Le château de de La Bretesche à Missillac, fief de la famille de Montaigu. Carte postale, collection particulière.

Au début de la décennie 1880, Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, impose la gratuité, l'obligation et la laïcité de l'enseignement. Il veut faire de l'école un service public qui garantit l'égalité entre les enfants et le droit de s'instruire. Les Montaigu, comme de nombreuses autres vieilles familles nobles, s’y opposent par principe mais également par conviction. En effet, plus que la lutte d’influence, ces lois repoussent les fondements d’une société constituée sur l’autorité du noble et du curé. Alors comment s’appliquent les lois scolaires dans une commune comme Missillac ? Dans quelles mesures offrent-elles un éclairage sur la situation politique dans les campagnes bretonnes au début du XXe siècle ? Nous verrons comment l’administration centrale tente d’imposer le modèle scolaire légal et quels sont les moyens utilisés par les marquis pour s’y opposer. Un effort qui s’avère efficace tant la population rejette massivement les projets républicains à l’aube de la Grande Guerre.

 

Imposer l’école républicaine

En 1880, la commune de Missillac n’est pas dépourvue d’écoles. Ces dernières se développent dans la deuxième moitié du XIXe siècle grâce à la bienveillance des élites locales. L’influence traditionnelle et religieuse sur l’enseignement incite l’administration à imposer un nouveau modèle scolaire.

Se conformer aux lois Ferry

En 1880, Missillac possède deux écoles situées dans le bourg. Une pour filles, Saint-Joseph, une autre pour garçons, Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Elles ont toutes les deux de nombreux points communs : elles sont fondées sur les terres des notables, financées par ces mêmes notables et l’enseignement est confié à des congrégations religieuses10. La population profite ainsi pendant plus de trente ans d’une scolarité financée uniquement par le marquis et administrée par des religieux.

Une telle mainmise s’oppose naturellement au modèle prôné par les républicains. Les autorités préfectorales décident de créer une nouvelle école loin du bourg, là où le marquis exerce le moins son influence. La préfecture se justifie alors des préconisations de la loi du 20 mars 1883 qui incite à établir une école de hameau dans tout village réunissant plus de 20 élèves et s’éloignant de 3 km ou plus de l’école du chef-lieu. Or, Missillac est une commune étendue. Le délégué cantonal déplore ainsi qu’un groupe occidental de hameaux réunisse 185 enfants de 6 à 13 ans dans un rayon de 4 à 9 km du bourg, soit près d’un tiers des enfants scolarisables11. Le préfet décide donc la création d’une école de section à l’Angle-Bertho. Contrairement aux structures généralement créées à la fin du XIXe siècle, l’école n’est pas mixte. Elle se divise en deux sections : une pouvant accueillir 80 filles, l’autre 105 garçons.

L’opposition virulente du conseil municipal

Très rapidement, le conseil municipal s’oppose à la création de cette structure. Le 11 mars 1883, lors de la réunion du conseil, le maire présente une solution moins onéreuse que la création d’une école de section : favoriser le développement de celles déjà existantes12. Il propose ainsi d’agrandir les deux écoles du bourg et d’améliorer l’état des chemins pour permettre aux enfants des campagnes de s'y rendre plus facilement.

Missilac et sa carte scolaire.

Mais le rejet est bien plus profond que ne laisse paraître le marquis. Ce dernier, appartenant au courant légitimiste, défend l’enseignement religieux et une école qui ne dépend pas de l’État. Qui plus est, financer une école dans une partie du bourg qui lui est moins acquise risquerait de renforcer l’influence des républicains par l’intermédiaire des instituteurs.

La préfecture est dans l’impasse. Certes, l’article 10 de la loi du 20 mars 1883 prévoit l’arbitrage du Conseil général, alors placé directement sous son autorité. Mais le fils du marquis est conseiller général. Le préfet se retrouve alors pris en tenaille entre le maire et son fils. Il déclare ainsi que :

« le motif réel du refus se trouve dans l’esprit réactionnaire qui anime les notables du pays pour lesquels l’instruction et surtout celle des filles est jugée un danger social. Le fils du maire de Missillac, monsieur le comte de Montaigu est membre du conseil général de Loire Inférieure qui a protesté si énergiquement contre le principe même de la création d’école communale de filles. »13

Le préfet, ayant conscience que le désaveu probable du Conseil général mettrait un terme à son projet, ne souhaite donc pas tenter ce recours légal. 14 Il opte alors pour un passage par la force.

Le passage en force de la préfecture

Le 5 septembre 1883, la préfecture met en demeure la municipalité. Elle lui impose de contracter un bail, de voter les appropriations pour un local à l’Angle-Bertho et y faire installer le mobilier scolaire. Pour ne pas se risquer à des délais de construction trop longs, le préfet choisit de louer une maison disponible15. Sans surprise, le 9 septembre 1883, le conseil municipal refuse catégoriquement de faire des frais pour une école qu’unanimement il avait refusée.16

Dix jours plus tard, le préfet prend deux arrêtés. Le premier délègue à l’administration académique le droit de passer, au nom de la commune, un bail pour le local de l’Angle-Bertho. Le second charge l’inspecteur académique de faire confectionner le mobilier scolaire. Ainsi, en octobre 1883, le préfet remporte la première manche de son duel avec l'ouverture de  l’école de l’Angle-Bertho. Mais la guerre n’est pas terminée et l’école n’est viable que si la municipalité prend en charge les frais de mise en place et de fonctionnement de la structure. Le 6 février 1884, la préfecture présente au conseil municipal les pièces justificatives des dépenses effectuées, mais celui-ci les rejette une nouvelle fois.17 La situation se débloque finalement par l’application d’un décret présidentiel qui impose d’office à la commune le paiement des dits frais en 1885.18

Carte postale. Collection particulière.

Non content de cette victoire, le préfet souhaite continuer à imposer l’application des lois scolaires à Missillac, et ce malgré l’hostilité des élus locaux. En 1888, il souhaite davantage se conformer au périmètre des trois kilomètres légaux en imposant une nouvelle école de section. Une école mixte est alors envisagée au lieu-dit Boil. Mais le projet est délaissé pour se consacrer à la création de deux nouvelles écoles dans le bourg. Effectivement jusqu'en 1886, l'école Saint-Pierre-et-Saint-Paul est une école publique congrégationniste. Mais la loi du 30 octobre 1886 demande le remplacement des congrégationnistes par des laïques. Le marquis refuse, le préfet décide donc la création d'une école publique de garçons en 1891, et l'école congrégationniste devient une école privée. Toutefois ces victoires matérielles ne doivent pas faire illusion.

 

L’école sous la haute influence des marquis

Le combat entre les autorités républicaines et municipales ne s’arrête pas à la construction des écoles. L’influence du marquis sur sa commune est telle qu’elle prive l’enseignement public de tout moyen. Le projet de la préfecture se transforme alors en véritable coquille vide.

Des conditions d’accueil rudimentaires

L’absence d’aide financière apportée par la mairie autrement que par la contrainte n’est pas sans conséquences sur l’équipement des écoles nouvellement créées. L’inspecteur académique déplore en 1893, dix ans après son ouverture, l’état du matériel de l’école de l’Angle-Bertho19. Selon lui, la maison est mal construite, la salle de classe est mal éclairée,  mal aérée et trop basse du plafond. Cette même année, la mairie devient propriétaire des murs de l’établissement. Un an et demi plus tard, rien n’a changé comme en témoigne l’inspecteur académique : « l’état matériel de l’école est mauvais, les classes sont basses et mal éclairées, il n’y a pas de cour de récréation »20. Des rénovations sont pourtant menées mais elles n’améliorent jamais réellement l’établissement. En 1909, la situation alerte toujours l’inspecteur :

« Monsieur le préfet. J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur la situation de ces écoles. […] Il faudrait construire une nouvelle classe à la suite de la deuxième classe actuelle, l’ancienne deviendrait une pièce pour le logement de l’instituteur ; transformer en double cour de récréation le jardin de 6 ares situé derrière la maison, l’instituteur possédant un autre jardin ; construire des préaux, des cabinets pour les deux écoles et des urinoirs pour les garçons. »21

La préfecture, sensible à la demande, prévoit d’améliorer l’équipement de l’Angle-Bertho. Cette fois, c’est la guerre qui empêche les travaux.22

Carte postale. Collection particulière.

Dans le bourg, la situation est pire. Les habitants sont invités par le marquis à refuser toute proposition de la préfecture souhaitant louer ou acheter un local. C’est le maire qui décide du lieu où seront accueillis les élèves. Il retient alors une maison peu fonctionnelle pour s'assurer que l'école publique ne vienne pas concurrencer son école privée. Ce choix déclenche l’ire immédiate de l’inspecteur :

« Il est pénible de voir l’école mal installée dans une classe sombre, séparée d’un couloir par une cloison en plancher brut à l’aspect pauvre et misérable tandis que l’école privée est installée largement presque luxueusement et ne manque de rien. Cette considération n’est pas étrangère au discrédit jeté sur quelques-unes de nos écoles. »23

Il en va de même pour le choix de l’école des filles. La situation est empirée par la contrainte morale et l’influence du curé. La préfecture, occupée par des cas similaires dans de nombreuses autres communes de Loire-Inférieure, refuse cette fois de s’opposer au marquis. Comme le reconnait l’inspecteur académique, une telle lutte serait inutile « tant que la municipalité et le clergé seront d’accord comme ils le sont en ce moment : on ne trouverait pas quatre élèves pour la fréquenter ».24 Il faut attendre douze ans, en 1903, avant que la préfecture ne se décide enfin à intervenir. L’affaire dure cinq ans, aucun loueur ou vendeur n’accepte de traiter avec la préfecture.25 La petite maison finalement louée rue du four est jugée convenable par la préfecture mais elle ne résiste pas au désintéressement de la population.

Des habitants fidèles aux marquis

Les marquis profitent donc d’une fidélité à toute épreuve de la population pour s’opposer aux desseins des républicains. En a-t-elle véritablement le choix tant les moyens de coercitions des notables sont importants ? Toujours est-il que la majorité des habitants est hostile à l’école publique. La cour et le préau deviennent rapidement des lieux déconsidérés où la population ne se gêne pas pour y déposer des ordures ou y satisfaire des besoins pressants à l’occasion, comme le déplore l’instituteur Julien Monnier  en 1895 :

« Tous les jours et principalement les dimanches, les jours de fête, de foires, de noces, d’enterrements, de baptêmes, la cour d’école, le préau, tous les murs de la propriété scolaire sont des lieux où beaucoup d’hommes et de femmes viennent déposer leur ordures et avec un flegme inconcevable. En outre et avec ce même sans gêne tous les hommes et les jeunes gens de tout âge se permettent de se découvrir entièrement devant tous les enfants de l’école. Avec de tels exemples d’immoralité est-il possible que je puisse ensuite enseigner la bonne morale du citoyen. »26

De tels comportements, non réprimandés par le maire malgré les demandes de l’instituteur,  dissuadent encore davantage les parents d’y inscrire leur enfant. De plus, le marquis ne cache pas son attachement à ses écoles. Il organise des conférences de promotion de l’école libre comme en 1909 où il invite l’avocat nantais Bouays de Couësbouc. Pierre de Montaigu y tient un discours inaugural dans lequel il précise souhaiter organiser :

« un bloc compact de toutes les bonnes volontés contre l’enseignement irréligieux qui de plus en plus se donnera dans les écoles officielles […] et de réunir tous ceux qui ont assez de cœur […] pour comprendre que l’âme des enfants est un trésor sacré […] qu’il faut à tout prix défendre contre l’influence néfaste de l’école prétendue neutre qui semble s’attacher à faire des enfants à la France, des renégats, des sans patrie, des sans Dieu. »27

Carte postale. Collection particulière.

Le curé s’associe naturellement à ce combat. Il est d'autant plus virulent après la querelle des inventaires, particulièrement violente à Missillac.28 Dans les bulletins paroissiaux ou à la messe il défend régulièrement l’école libre, n'hésitant pas à sortir l’arme du salut pour dissuader les familles d’envoyer leurs enfants, gars et filles, à l’école publique . Il profite ainsi d’une messe en 1909 pour ouvertement menacer de ne pas célébrer les communions pour les enfants qui continueraient à aller à l’école publique :

« La circulaire des évêques a été lue et commentée à l’église de Missillac et à la chapelle de Sainte Luce [à proximité de l’Angle-Bertho] où la plupart des gens du village se rendent à la messe le dimanche. On a dit, paraît-il, que les enfants allant à l’école à l’Angle ne feraient pas leur communion, les parents ne recevraient pas les sacrements… »29

On le voit de nombreux moyens de coercitions existent. La population ne peut alors se permettre de défier les autorités publiques et religieuses. Et pour les plus courageux, la pression sociale vient rompre les ardeurs. De nombreuses railleries sont prononcées à l’égard des enfants et des parents qui soutiennent l’école publique.

Une hostilité qui se répercute sur les instituteurs

L’hostilité de la population se répercute sur les instituteurs. L’importante rotation des effectifs confirme la difficulté d’enseigner dans une école publique. L’étude de la succession des couples d’instituteurs30 de l’Angle-Bertho suffit à elle-même. Ces derniers se succèdent tous les deux à trois ans. Henri Despierre et sa femme (1883-1885), Eloi et Augustine Potier (1885-1887), Olivier et Victoire Courtois (1887-1889), François et Marie-Anne Riot (1889-1902), Bertrand et Marie Montferrand (1907-1909)31, Pierre et Augustine Courbet (1909-1912)32, Emmanuel et Eulalie Duchègne (1912-1919)33. La seule exception de longévité, si l’on excepte le cas particulier d’Emmanuel Duchègne mobilisé durant la Grande Guerre, est celle des époux Riot. Ces derniers restent en poste durant treize ans. Pourtant, une telle longévité ne doit pas faire illusion. Le couple demande sa mutation tous les ans au moins depuis 1893. L’inspecteur refuse systématiquement leur demande car il les suspecte de dégrader volontairement le niveau de l’enseignement pour favoriser leur départ.

Carte postale. Collection particulière.

Et pour cause, les conditions de vie sont déplorables pour les instituteurs qui subissent sans cesse les pressions du marquis, du curé et de la population. Il suffit d’à peine quelques semaines d’exercice pour que la femme d’Henri Despierre ne se plaigne à l’inspection. Le 15 décembre 1883, elle écrit :

« Je n’ai qu’un désir, Monsieur l’inspecteur c’est de voir ma classe prospérer et me voir sortir triomphante de la lutte que je soutiens en ce moment contre le curé de Missillac, ce Monsieur m’a déjà enlevé deux élèves et il cherche encore à m’en soustraire d’autres, mais je suis heureuse de voir que les parents deviennent plus sensés en apercevant la jalousie qui domine leur pauvre pasteur. »34

Quelques années plus tard, en 1888, les écrits d’Olivier Courtois viennent conforter les propos de sa prédécesseur :

 « Voilà un an et demi que ma femme et moi nous sommes dans le plus vilain poste du département, nous sommes en concurrence, l’administration municipale fait tout ce qu’elle peut pour nous faire voir que l’école de l’Angle-Bertho lui déplaît, nous sommes dans un hameau éloigné de tous les bourgs, nous sommes on ne peut plus mal logés nous avons pour cour la route et pas le moindre petit préau : s’il fait mauvais temps nous sommes obligés de garder les élèves dans les classes. Il y aura 18 ans en mars prochain que je fais la classe et je suis titulaire depuis 10 ans. Il y a tout de suite 10 ans que ma femme fait l’école et est titulaire depuis 5 ans et demi. Nous ne nous plaignons pas quoi que ni l’un ni l’autre nous n’avons mérité une disgrâce. Nous ne demandons pas non plus notre changement mais dès qu’il sera possible de nous donner un meilleur poste nous serons bien aises de l’accepter. »35

Paradoxalement, dans le bourg, antre du marquis, les instituteurs semblent se maintenir plus longtemps sur « l’un des postes les plus difficiles du département ». 36 Julien Monnier (1892-1896), Auguste Boissière (1896-1903) et Jean-Marie Lanoë (1903-1924) se succèdent sur des périodes assez longues. Mais la réalité est tout autre. S’ils restent, c’est parce que l’inspection académique refuse de céder aux pressions qui les poussent à demander immédiatement leurs mutations. Julien Monnier, las de « l’hostilité systématique tant de la part des habitants que de la part de la municipalité »37, demande son remplacement seulement après une année d’exercice !38 Malgré ses 21 ans passés à Missillac, Jean-Marie Lanoë demande régulièrement sa mutation tant lui et « sa famille » souffrent « moralement » de la situation.39 À chaque fois, l’inspecteur refuse sa requête. Il n’est pas impossible de supposer qu’Auguste Boissière a connu une situation similaire mais les archives le concernant ayant disparues, ne permettent pas d’y répondre avec certitude. Quant à l’institutrice de l’école publique des filles, Ernestine Clément, elle se maintient seulement deux ans sans être remplacée. Et pour cause, aucune fille n’y est scolarisée.40

 

La faible adhésion de la population au projet républicain

Dans de telles conditions, le projet républicain essuie un cuisant échec. Les écoles publiques sont finalement très peu fréquentées, ce qui bénéficie aux écoles privées.

Une faible fréquentation des écoles laïques …

Dès 1883, les inscriptions des garçons sont relativement suivies à l’école de section de l’Angle-Bertho. 42% de ces enfants scolarisables font leurs rentrées, ils sont 93% l’année suivante, proportion stable jusqu’en 1914. Mais derrière ces chiffres encourageants se cache une autre réalité, celle de l’absentéisme. Dans cette partie de la commune dominée par l’agriculture, de nombreux enfants apportent leur aide dans les travaux de la ferme. Le calendrier agricole devient donc l’ennemi de l’instituteur qui manque de moyens pour imposer la présence des chérubins. Et pour le coup, le curé et le maire encouragent les familles à maintenir la tradition prétextant que « l’exécution de cette disposition créerait forcément d’invincibles difficultés ».41 En quelque sorte, les notables se repositionnent comme les défenseurs du peuple en les protégeant d’une loi qui les mettraient en difficultés.

Carte postale. Collection particulière.

Dans le bourg, les effectifs scolaires de l’école publique ne décollent pas. Elle parvient difficilement à recruter plus d’une vingtaine d’élèves lorsque sa concurrente, l’école Saint-Pierre-et-Saint-Paul, en recrute dix fois plus.

La situation est encore pire pour les filles. Leur instruction est en effet perçue comme « un danger social » par la famille de Montaigu.42 De manière générale, à l’échelle du département, les vieilles familles nobles et le clergé acceptent l’instruction des écoles congréganistes parce que les sœurs se contentent d’enseigner aux jeunes filles principalement le catéchisme et les travaux de couture. Plus qu'une simple acceptation, Auguste de Montaigu fait l'éloge des « saintes » institutrices qui « enseignent l'ordre, la propreté, leur [les filles] prouvent par elles-mêmes que la pauvreté n'y est pas un obstacle ».43 Le curé et le marquis usent de nombreuses méthodes pour dissuader les familles d’inscrire leurs filles à l’école publique. Dès 1884, l’institutrice Despierre relate une partie de ces procédés à l’inspecteur académique :

«  on distribue des habits, des chaussures, on paie la pension à plusieurs jeunes filles de l’Angle, et qui donne tout cela la comtesse de Montaigu. Pour les sœurs de Sainte Reine [Sainte-Reine-de-Bretagne, commune voisine de Missillac], elles travaillent à m’enlever le plus d’élèves possibles, elles sont aidées dans leur tâche par le vicaire. Les sœurs qui s’occupent des malades sont surtout employées à la recherche de nouvelles élèves. »44

Les effets sont immédiats. Seulement 22 filles sont inscrites à l’Angle-Bertho en octobre 1883 alors que le délégué cantonal prévoyait 80 élèves, soit seulement 27,5%. Si les inscriptions progressent jusque la Guerre, l’inspecteur académique ne peut que constater que les résultats n’atteignent jamais ceux escomptés à l’inauguration de l’établissement. Et le bilan est pire dans l’école du bourg, contrainte de fermer après deux années d’exercice faute d’inscriptions.45 L’institutrice déplore alors « la pression exercée sur l’opinion des parents ».46

Enfin, les menaces régulières du clergé semblent être efficaces et immédiates. Suite à l’appel lancé à la messe en 1909, les instituteurs de l’Angle-Bertho ne peuvent que constater les effets :

«  Le résultat ne s’est pas fait attendre. Trois petites filles ont presque aussitôt quitté l’école, pour aller à la Chapelle des marais, l’école des sœurs la plus proche, d’autres dont on escomptait la rentrée ont suivi le même chemin, moi-même j’ai perdu deux petits garçons de ma classe qui sont partis en pension à Missillac. On m’a dit que les prêtres de Missillac sont revenus à la charge dans leur sermon de dimanche dernier. S’ils maintiennent leurs résolutions, j’ai bien peur de perdre encore quelques élèves, car il est à craindre que beaucoup de parents retirent de l’école leurs enfants en âge de faire leur communion. »47

.… le succès de l’enseignement libre

L’enseignement libre profite pleinement des intimidations des autorités politiques et religieuses locales. La fréquentation des écoles reste constante et tend même à progresser jusqu’en 1914. Si les écoles subissent également les effets des lois scolaires (gratuité, laïcisation du personnel…), elles n’en demeurent pas moins des écoles religieuses. Les marquis se chargent en effet de prendre à leur compte tous les frais de fonctionnement et cautionnent le maintien de la sœur de la congrégation Zoé Bioret à l’école Saint-Joseph.

Carte postale. Collection particulière.

En 1908 avec la sécularisation, l'école appartient désormais totalement au marquis et après 34 ans de service, l'institutrice doit partir. Marie-Louise Orieux, sœur de Saint-Gildas-des-Bois assure la rentrée comme institutrice libre48. Les marquis prennent alors en charge tant les salaires que l’achat du mobilier, autrement plus important et moderne que celui alloué aux écoles publiques49.

Cette continuité rassure les familles qui inscrivent massivement leurs enfants dans les écoles libres. Les effectifs sont constants et se maintiennent à près de 200 enfants par écoles, très loin des chiffres faméliques obtenus par les écoles publiques du bourg. De ce fait, à peine 5% des élèves du bourg sont scolarisés dans l’enseignement public. Le succès est également le résultat de nombreuses adaptations réalisées par les écoles privées comme l'ouverture d'un pensionnat pour accueillir les enfants des campagnes et notamment ceux de l’Angle-Bertho, et l'ajout d'un cours d’enseignement ménager en 1909 dans le programme de l'école des filles.50

 

Le recours à la micro-histoire nous est donc précieux pour comprendre les mécanismes du refus de l’application des lois républicaines dans les campagnes encore largement traditionnalistes. À Missillac, ce rejet s’explique d’autant plus par la force de persuasion exercée par une famille politiquement et financièrement puissante, l’héritage de la famille Wendel n’y étant probablement pas pour rien. L’État se trouve donc impuissant face à cet héritage et doit se résoudre à son échec. La première moitié du XXe siècle confirme cette impuissance doublée probablement d’une certaine lassitude de l’administration. En 1935, l’école publique du bourg ferme faute d’élèves. Si l’école de l’Angle-Bertho connaît enfin une profonde rénovation en 1928, elle est de nouveau concurrencée en 1953 par la construction d’une école privée dans le même village. La conséquence est rude pour l’école publique qui perd tous ses élèves et qui est contrainte de fermer quelques mois plus tard51. Il faut dire que la famille de Montaigu continue de régner en main de maître sur la commune jusqu’en 1959. La transition vers une France définitivement républicaine et laïque est décidément un processus bien plus long qu’il n’y parait.

Marie GERAUD

 

 

 

1 SIEGFRIED, André, Tableau politique de la France de l'Ouest sous la Troisième République, Armand Colin, Paris, 1913, p.31.

2 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/F 1, recensement de la population de Missillac, 1886.

3 BRUNEAU, Charles, Monographie des communes de Loire Inférieure, Nantes, impr. de F. Salières, 1904, p.110-111 ; ORIEUX, Eugène et VINCENT, Justin, Histoire et géographie de la Loire Inférieure, Nantes, E. Grimaud, 1895, p.235-241.

4 GUERAUD, Armand et TALBOT, Eugène, Petite géographie populaire de la Loire Inférieure, Nantes, L. et A. Guéraud, 1849, p.250.

5 Auguste de Montaigu (1871-1881), Pierre Pasgrimaud (1881-1882), Auguste de Montaigu (1881-1904), Pierre de Montaigu (1904-1921), Hubert de Montaigu (1927-1945), Hedwige de Montaigu (1945-1947). Devenu inéligible à la Libération en raison de son vote du 10 juillet 1940 en faveur du maréchal Pétain, Hubert de Montaigu cède un premier temps la place de maire à sa femme puis est de nouveau élu en 1953 pour un mandat.

6 LE GOUVELLO, Hyppolyte, « Un châtelain catholique et breton. M. le Marquis de Montaigu (1812-1904) », in Revue de Bretagne, vol. 35, janv.-juin 1906, p.7-20.

7 De Montaigu, Auguste, Le Maire du village, Paris, Librairie Lefort, 1879 (neuvième édition).

8 « Pierre de Montaigu », JOLLY, Jean, Dictionnaire des parlementaires français de 1889 à 1940. Notices biographiques sur les ministres, sénateurs et députés français de 1889 à 1940, Paris, PUF, 8 Vol, 1960-1977.

9 Sur ce point, voir GERAUD, Marie, Les écoles primaires à Missillac de 1824 à 1920, Université d’Angers, Mémoire de Maîtrise sous la direction de MARAIS, Jean-Luc, 2002.

10 Arch. du Vatican : Congrégation des Frères de Ploërmel, historique de l’école de Missillac. L’école Saint-Joseph est construite en 1846 sur terres de Jacques Perron, seigneur de la Bretesche. Ce dernier en confie l’enseignement à la Congrégation des sœurs de Saint-Gildas. Jacques Perron vend son domaine à Auguste de Montaigu en 1848, lequel fonde en 1852 l’école Saint-Pierre-et-Saint-Paul dont il confie l’enseignement aux Frères de Ploërmel.

11 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, compte rendu du délégué cantonal au préfet, 11 mars 1883.

12 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/D 4, délibération du 11 mars 1883.

13 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, rapport du préfet au ministre, 28 avril 1887.

14 Arch. Dép. Loire-Atl. : 2 O 98/7, lettre du préfet, 29 juin 1885.

15 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, rapport du préfet au ministre, 28 avril 1887.

16 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/D 4, délibération du 9 septembre 1883.

17 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, rapport du préfet au ministre du 28 avril 1887.

18 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/D 4, délibération du conseil municipal du 20 décembre 1885.

19 Arch. Dép. Loire-Atl.: sTi 263, rapport de l’inspecteur académique, 20 décembre 1893.

20 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, rapport de l’inspecteur académique, 19 février 1895.

21 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 363, lettre de l’inspecteur primaire à l’inspecteur académique, 24 juillet 1909.

22 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/D 4, délibération du conseil municipal du 6 février 1921. « Le maire expose au conseil qu’en raison de la guerre, les travaux de construction d’un groupe scolaire à l’Angle-Bertho adjugés par procès-verbal du 17 mars 1914, n’ont pu être continués par suite du manque de matériaux et de main d’œuvre, conséquence à la mobilisation générale et que ces travaux sont actuellement abandonnés, seul l’entrepreneur de maçonnerie a fait diverses fournitures et commencé les fondations du futur groupe scolaire.»

23 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, rapport de l’inspecteur académique, 1893.

24 Arch. Dép. Loire-Atlantique : sTi 363, lettre de l’inspecteur primaire à l’inspecteur d’académie, 18 avril 1887.

25 Arch. Dép. Loire-Atlantique : 2 O 98/5, location d’une école en 1908.

26 Arch. Dép. Loire-Atlantique : E DEPOT 56/R1, lettre de l’instituteur Monnier au maire 16 octobre 1895.

27 Arch. de la cure de Missillac : Registre de la paroisse, 1909.

28 Sur ce point, voir JAVAYON, Jacques, KHAN, Claude, LANDAIS, Jean, LAUNAY, Marcel, RUMIS, Marcel, La noblesse nantaise au 19e siècle, Ouest éditions, Nantes, 2001, p.79.

29 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, lettre de Bertrand Montferrand, 1909.

30 En effet, les couples d'instituteurs sont privilégiés par l'administration. Le mari faisant classe aux garçons, la femme aux filles.

31 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, dossier de l’instituteur Bertrand Montferrand.

32 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 123, dossier de l’instituteur Pierre Courbet.

33 Durant toute la guerre, c’est Eugénie qui compense l’absence de son mari sur le front en faisant classe aux garçons.

34 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 131, lettre à l’inspecteur académique, 15 décembre 1883.

35 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 124, lettre d’Olivier Courtois à l’inspecteur académique, 13 juin 1888.

36 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 164, lettre à l’inspecteur d’académie, 9 mars 1907.

37 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, rapport inspecteur académique, 1893.

38 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, dossier Julien Monnier.

39 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 164, lettre à l’inspecteur d’académie, 9 mars 1907.

40 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 118, lettre de l’institutrice à l’inspecteur, 8 octobre 1910.

41 Arch. Dép. Loire-Atl. : E DEPOT 56/D 4, délibération du conseil municipal, 22 juin 1888.

42 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 263, rapport du préfet au ministre du 28 avril 1887.

43 DE MONTAIGU, Auguste, op.cit.

44 Arch. Dép. Loire-Atl. : 39 T, création d’école de hameau : lettre de l’institutrice à l’inspecteur.

45 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 118, lettre de l’institutrice, 8 octobre 1910.

46 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 118, lettre de l’institutrice, 12 juin 1910.

47 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 191, lettre de Bertrand Montferrand, 1909.

48 Arch. Dép. Loire-Atl. : sTi 242, déclaration d’ouverture d’une école primaire en 1908.

49 Arch. de la congrégation des sœurs de Saint-Gildas-des-Bois : Dossier école Saint-Joseph à Missillac, lettre de la supérieure à la famille de Montaigu, 1882. et contrat de vente, 1908.

50 Arch. de la cure de Missillac : registre de la paroisse, article du 6 janvier 1909.

51 GRAYO, Marcel, Missillac et sa région au fil des ans, Saint Nazaire, J. Le Fur, 1980, p.295.