Un commandant visionnaire

On ne le dira jamais assez, l’année 1914 est pour l’Armée française le moment du passage de la guerre anticipée, fantasmée, à la guerre vécue. La réalité du champ de bataille n’en est que plus cruelle pour des troupes qui ne sont pas prêtes à affronter cette violence de guerre insoupçonnée, celle du feu, c’est-à-dire de l’artillerie et des mitrailleuses. La France de 1914 ne sait pas tirer les leçons de la guerre de Boers, de la guerre russo-japonaise ou encore des guerres balkaniques de 1912-1913 et, en conséquence, n’anticipe aucunement la mutation du champ de bataille qui s’opère.

L'article du commandant Sorb publié dans L'Ouest-Eclair. Bibliothèque nationale de France.

Il y a tout juste un siècle, un certain commandant Sorb – probablement un pseudonyme – publie un éditorial édifiant dans l’Ouest-Eclair, avançant que « la prochaine guerre franco-allemande sera courte et terminée à l’issue d’une longue bataille ». On voit tout de suite combien un tel propos se révèle doublement faux. En effet la terriblement meurtrière bataille de Charleroi ne signifie aucunement la fin du conflit. De même, ni la Somme ni Verdun, deux gouffres à hommes dont la longueur excède très probablement ce à quoi pense ce commandant Sorb, n’aboutissent à l’Armistice.

Cet article est néanmoins passionnant à plus d’un titre. Tout d’abord on voit combien pour cet officier l’idée d’une guerre prochaine avec l’Allemagne ne fait aucun doute.

 

Il est vrai que cet éditorial est publié alors même que Paris s’apprête à porter la durée du service militaire à trois ans, en vue d’une guerre contre Berlin qui apparait de plus en plus inévitable. Surtout, on voit combien semble ancrée dans les mœurs l’idée d’une bataille décisive, permettant d’un coup d’un seul de remporter la mise. Or on sait précisément combien cette croyance – héritée du modèle napoléonien – est couteuse en hommes puisque d’elle naissent ces grandes offensives qui s’opposent radicalement à la réalité de l’équation tactique née de la guerre des tranchées qui, au contraire, accorde un immense avantage à la défense.

Mais, si l’on sait aujourd’hui la fin de l’histoire et combien longue et terriblement meurtrière est la Grande Guerre, force est néanmoins d’admettre que cet officier pressent parfaitement combien la violence d’un conflit qui résulterait d’un conflit avec l’Allemagne serait dévastatrice pour les sociétés.  La Révolution bolchevique de 1917 ainsi que les troubles – notamment spartakistes – de l’hiver 1918-1919 en Allemagne en témoignent parfaitement.

Aussi, à la veille du centenaire de la Première Guerre mondiale, cet article parait d’un grand intérêt en ce qu’il appelle à un discours mesuré sur la « compétence » des chefs militaires français. On sait en effet qu’il est parfois de bon ton de fustiger l’Armée française de 1914 et plus particulièrement les « jeunes turcs », coupables d’avoir précipité contre des rangées de mitrailleuses des milliers de mobilisés revêtus de leur aussi emblématique que visible pantalon garance.

Carte postale, collection privée.

Au premier rang de ces réprouvés figure assurément le général Loyzeau de Grandmaison. Or si celui-ci est, à en croire M. Goya, représentatif de l’ensemble des brevetés qui, à l’époque, participent au forum où l’on débat de la doctrine, Grandmaison ne saurait pour autant être à l’image de l’ensemble des officiers, nombreux étant les généraux d’armée et de corps d’armée mis en cause par les « jeunes turcs » à ne pas partager ses conceptions outrageusement offensives. De plus, outre un intérêt sans doute supérieur à la moyenne pour le réalisme de l’instruction des troupes, il convient de rappeler que la campagne de cet officier est bien plus brillante que ce que l’on veut bien souvent se remémorer :

« Il fait partie des neuf colonels commandant de régiment au début de la guerre devenus généraux de division à la fin de 1914, promotion très rapide à une époque où les sanctions pour inaptitude sont immédiates. Grandmaison possédait donc une certaine compétence et, si l’historiographie lui a fait porter le poids des excès offensifs, il n’a en tout cas jamais été sanctionné pour cela. Certains aspects de ses discours se sont en tout cas révélés exacts, comme la supériorité des avant-gardes allemandes ou la faiblesse de l’instruction au tir. Grandmaison, simple colonel en 1914, ne peut être tenu comme unique responsable des échecs initiaux. Cette responsabilité est collective. »1

L’histoire de cette entrée en guerre est d’abord, d’un strict point de vue militaire, celle du décalage entre le champ de bataille tel qu’il est anticipé pendant la Belle Epoque et tel qu’il surgit avec une redoutable violence, en août 1914. Or cette anticipation erronée n’est pas que le propre des militaires de carrière, officiers brevetés de l’Ecole de guerre de surcroît. Civils uniformisé, l’immense majorité des hommes de 1914 est également surprise par le baptême du feu, en découvrant les ravages de l’obus et de la mitraille. Si l’on souhaite faire de cette année 2014 un grand moment pour la force du lien armée-nation, alors importera que soient rappelées ces quelques réalités. Afin que la commémoration ne rime pas avec uchronie.

Erwan LE GALL

1 GOYA, Michel, La Chair et l’acier, l’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004, p. 60.