Une génération beat ?

L’exposition sur la Beat Generation qu’accueillent les Champs libres est une véritable réussite et nous ne pouvons qu’inciter les lecteurs d’En Envor à y aller. Détail technique, nous conseillons aux visiteurs d’opter pour le billet à 4 euros qui permet une fréquentation en « illimité ». L’exposition est en effet d’une telle richesse qu’une simple visite ne suffit pas à étancher la soif de beat.

De même, nous ne pouvons que conseiller au visiteur de ne pas se laisser déstabiliser par la facture originale de la muséographie qui est employée ici. En effet, en tant qu'exposition littéraire, cette beat generation est abordée selon un prisme diamétralement différent de l'exposition – au succès retentissant – Archives de la vie littéraire sous l'occupation qui donnait peu à voir (quelques manuscrits, autographes et ronéotypes) et beaucoup à lire. Si le visiteur peut – c'est quelque chose que l'on conçoit aisément – être désarçonné par ce parti pris muséographique aussi radical qu'osé, force est de constater que celui-ci sert admirablement la littérature beat en exposant au premier plan sa musicalité. Certes, quiconque a lu Sur la route sait combien Kerouac est redevable au bop et à Charlie Parker. Profitons d’ailleurs de l’occasion pour souligner la sublime vidéo montrant Jack Kerouac lisant Charlie Parker Mary for me qui est présentée dans cette exposition.

On sait également que l'histoire même de ce mot de beat hésite entre plusieurs étymologies, l'une insistant sur la béatitude, l'autre sur le rythme. Pour autant, voir et entendre Burroughs, Ginsberg, Kerouac et consorts lire leurs propres œuvres permet de se rendre compte combien leurs textes – tant en prose qu'en vers – sont gouvernés par cette quête de musicalité effrénée.

Répétons-le, cette exposition constitue assurément l’un des must see de la vie culturelle bretonne de cet été 2013. Elle rend un magnifique hommage à ces quelques brillants artistes qui furent, dès la toute fin des années 1940, dans une avant-garde culturelle qui, assurément, imprima sa marque sur toute la seconde partie du XXe siècle. Néanmoins, il nous semble pouvoir formuler à l’endroit de cette exposition deux critiques qui, encore une fois, ne viennent pas mettre en cause la qualité de l’ensemble.

Deux hauts-lieux du beat: le café Vésuvio et la librairie City lights. Photo E. Le Gall.

D'une part, nous nous devons d’avouer ici notre scepticisme devant l'expression de beat generation, le singulier de de cette appellation ne nous semblant pas suffisante à gommer le gouffre entre les propos réellement libertaires d'un Ginsberg, ceux presque précurseurs de l'écologie politique d'un Gary Snyder et ceux d'un Kerouac qui, ne reniant jamais sa foi chrétienne, se définissait comme un anticommuniste partisan de l'ordre. Si ce propos n'est bien entendu pas dénué de provocation et ne doit donc pas être pris au pied de la lettre, il n'en demeure pas moins qu'il met en évidence l'hétérogénéité de cette beat génération. Dans une passionnante et hilarante interview de Kerouac par Ed Sanders en 1968, celui-ci ne se prive d'ailleurs pas d'exposer ses divergences avec Lawrence Ferlinghetti, le célèbre éditeur de la librairie City Lights à San Francisco. 

Mais c'est plus encore lorsque le beat est présenté comme renvoyant aux beatniks que l'exposition nous pose problème, induisant de fait un dommageable anachronisme. En effet, c'est dans les années 50 que Kerouac part sur la route, totalement inconnu. C'est au cours de multiples allers et retours d'une côte à l'autre des Etats-Unis que Kerouac appréhende son talent littéraire, écrit et réécrit son fameux On the road, nullement jaillit en une seule fois sur un rouleau digne de la Torah comme le prétend la légende. Ce n'est que bien après, dans les années 60 que hippies et beatniks feront leur apparition, bien après cette avant-garde culturelle que constituait les élucubrations de Kerouac, Cassidy, Burrough, Corso et autres Snyder. Or si un Ginsberg ne voit aucune objection à devenir un véritable héraut de cette contre-culture, devenant lui-même une institution iconique, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, tel n'est jamais le cas de Kerouac qui, au contraire, ne cesse de fustiger les hippies qui, revêtus de  T-Shirts On the road viennent sonner à la porte de sa mère. 

Plus encore, un Ginsberg n'a jamais compris que le hippie dream – pour reprendre titre d'une chanson de Neil Young – s'est achevé tragiquement au lendemain du Summer of Love, en 1969, année de la mort de Kerouac mais aussi du drame d'Altamont, dont on connait l’importance sur le cours de la carrière des Rolling Stones. L'historiographie a bien montré les limites chronologiques du moment 68 et celles-ci, malheureusement, ne transparaissent pas dans l'exposition. Dans le Vagabond américain en voie de disparition, Kerouac se plaint d'ailleurs de cette fin du beat, comme s'il pressentait l’échec du rêve.

L'autre critique que nous pourrions formuler à cette exposition – néanmoins, répétons-le – remarquable et extrêmement riche, réside pour partie en sa multiplicité. En effet, complètement dématérialisée, celle-ci est présentée simultanément à Metz, à Tourcoing, à Karlsruhe et donc à Rennes. Or si cette simultanéité est une démarche que l'on ne peut que saluer, celle-ci n'est pas sans poser problème tant elle se double d'une certaine uniformisation qui, dans le cas rennais, nous paraît dommageable. Si chacun sait que Jean Louis Lebris de Kerouac – son réel patronyme – a des origines bretonnes, peu savent en effet qu'il échoue à Rennes dans une quête hallucinée et hallucinante de ses origines finistériennes, narrée dans Satori à Paris.

On ne peut donc que conseiller au lecteur de plonger dans ce magnifique roman tant la description qu’il donne de la Bretagne nous semble d’un grand intérêt. Celui-ci constituera un prolongement idéal de cette très belle exposition, visible jusqu’au 1er septembre.

Erwan LE GALL