Le discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 vu par la presse bretonne

« Vel’ d’Hiv’ : la France assume enfin ». Le 17 juillet 1995, Ouest-France consacre son édito au discours prononcé la veille par le Président de la République, Jacques Chirac. Ce dernier, à l’occasion des commémorations de la rafle du Vel’ d’Hiv’, déclare que, 53 ans plus tôt, la France

« accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. […] Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. »

Lors de la commémoration du 16 juillet 1995. Cliché AFP.

Au lendemain de cette déclaration, la presse bretonne est unanime. Selon les journalistes, il s’agit d’un discours qui répond enfin aux attentes mémorielles de la population, celles qui étaient clairement exprimées dans la pétition initiée par le Comité Vel d'Hiv' en 1992. Pour décrire ce soulagement, Ouest-France s’appuie notamment sur les témoignages collectés auprès des personnalités invitées à la cérémonie. Henri Hajdenberg, le président du Conseil représentatif des institutions juives, salue ce « discours que l’on n’attendait plus ». Le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris et enfant caché pendant la Seconde Guerre mondiale, dont la mère est gazée à Auschwitz en 1943, insiste quant à lui sur l’intonation « juste et courageuse » du chef de l’Etat. La portée du discours dépasse même les frontières et le prix Nobel de la Paix 1986, lui-même rescapé des camps, Elie Wiesel, remercie Jacques Chirac pour le « courage de ses convictions » (Ouest-France, 18 juillet 1995).

Les réactions sont à la hauteur de l’attente que suscitait un tel discours. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Président de la République assume « la responsabilité » de son pays « dans la rafle des 16 et 17 juillet 1942 » (Ouest-France, 17 juillet 1995). Dans la lignée du Président, les représentants de la République se mettent au diapason. Le même jour, à Vannes, le secrétaire général de la préfecture prend également la parole à l’occasion de la commémoration organisée à la Garenne, en présence d’anciens combattants et du président du Conseil général, Raymond Marcellin. Le représentant du préfet condamne la « responsabilité du gouvernement de Vichy qui, dès le mois d’octobre 1940, impose aux juifs un statut particulièrement odieux » (Ouest-France, 17 juillet 1995).

Le discours, parfaitement rôdé, témoigne sans nul doute de la volonté sincère d’assumer une période controversée de l’histoire de France. Mais les journalistes s’interrogent malgré tout sur la portée politique de l’intervention de Jacques Chirac. Ce dernier n’est élu que depuis trois mois. En quelques minutes, il se démarque radicalement de son prédécesseur, le socialiste François Mitterrand, dont les liens passés avec le régime de Vichy suscitent une vive polémique1. Les différents quotidiens bretons insistent tous sur le positionnement de l’ancien président qui, quelques mois auparavant, déclarait avec fermeté

« Je ne ferais pas d’excuse au nom de la France. […] Ce sont des minorités agissantes et activistes qui ont saisi l’occasion de la défaite pour s’emparer du pouvoir et qui sont comptables de ces crimes-là. Pas la République, pas la France » (La Liberté du Morbihan, Le Télégramme et Ouest-France reprennent tous ce même extrait dans leurs éditions du17 juillet 1995). »

L’intervention du président de droite est très largement saluée à gauche, Michel Rocard le félicitant même d’avoir trouvé « les mots qui s’imposaient » (Le Télégramme, 19 juillet 1995). Certains fidèles alliés de François Mitterrand préfèrent en revanche apporter « quelques nuances » tel Jack Lang qui précise que « le seul coupable [est] le gouvernement de Vichy et non la République française » (Ouest-France, 18 juillet 1995). Mais la dimension politique ne doit pas être exagérée pour autant. Dans son propre camp, des voix discordantes, comme celle de Philippe Séguin, dont le père tombe à l’âge de 23 ans pendant les combats de la Libération dans le Doubs, se font également entendre : pour elles, Vichy n'est pas et ne sera jamais la France.

Le Vélodrome d’hiver, où furent parquées plus de 8 000 victimes de l’opération Vent printanier avant leur déportation vers Auschwitz, continue d’accueillir de nombreuses manifestations après la Seconde Guerre mondiale. Photographie datant de 1947. Collection particulière.

  Enfin, le discours est passé au crible de l’actualité par l’éditorialiste du quotidien Ouest-France, Jean-Yves Boulic, dans l’édition du 17 juillet. Ce dernier dresse alors un parallèle avec l’actualité tragique de la Bosnie-Herzégovine. Il alerte les lecteurs sur ce point :

« On le savait. Mais il est bon et juste que le plus haut responsable de l’Etat l’ait enfin reconnu dans les termes où il l’a fait. Il a ajouté ‘‘sachons tirer les leçons de l’histoire’’. Or, aujourd’hui même, la barbarie, l’épuration ethnique sont à nouveau à l’œuvre, en Europe, sous nos yeux. Et les démocraties occidentales s’efforcent de détourner leurs yeux, la nôtre tentant d’y faire exception. La conscience européenne s’est, depuis longtemps, caractérisée par un malaise qui lui vient, pour une grande part, de sa lâcheté. On peut se demander si elle est encore capable, aujourd’hui, de ressentir ne serait-ce qu’un malaise. »

Comme pour ajouter une émotion supplémentaire à ces quelques phrases, Ouest-France publie ce même jour, quelques centimètres au-dessus de l’édito, la photographie d’une femme bosniaque fuyant l’offensive serbe et tenant dans ses bras un enfant inanimé…

Yves-Marie EVANNO

 

 

1 Sur ce point, voir CONAN, Eric et ROUSSO, Henri,  Vichy, un passé qui ne passe pas,  Paris, Fayard, 1994.