Derrière la langue, la civilisation ?

Lorsque l’on songe à la question linguistique dans un espace tel que la péninsule armoricaine, a fortiori dans sa partie la plus occidentale, c’est la plupart du temps aux revendications concernant le Breton que l’on songe. En Haute-Bretagne, il existe bien un mouvement concernant le Gallo mais les revendications portent moins que celles relatives au Breton. La preuve en est qu’aujourd’hui, dans une ville comme Rennes, c’est en Breton que les noms de rues sont traduits, alors que le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine n’a jamais été une ville bretonnante. Ce n’est donc pas sans une certaine surprise que l’on découvre en première page de l’édition du 20-21 décembre 1924 des Nouvelles de Lorient, du Morbihan, de Bretagne & de l’Ouest un éditorial affirmant que « Le Français est [la] langue internationale du Monde Civilisé ».

Carte postale. Collection particulière.

Les arguments en ce sens, attribués d’ailleurs à un savant américain, sont de deux ordres. D’abord, il y aurait les qualités propres du Français, qui seraient uniques. En effet « aucune langue ne comporte tant de nuances et de finesses de pensée que le français ; en conséquence aucune n’offre un instrument aussi délicat pour l’éducation de l’esprit ». Or, sans être un linguiste de premier ordre, on voit bien très rapidement combien une telle affirmation relève plus du propos cocardier que de l’analyse lexicologique sérieuse.

Le second argument avancé en faveur de cette affirmation selon laquelle « Le Français est [la] langue internationale du Monde Civilisé » est en revanche beaucoup plus pragmatique et concerne la distribution des locuteurs, grandement globalisée. En effet :

« Le français est la langue d’une grande partie du Canada, de la Belgique, du Luxembourg, de la Suisse, d’Haïti. Il est en outre, dans une large mesure, le langage des affaires, de la culture, de la diplomatie. »

Là encore, le propos appelle deux types de remarques. Tout d’abord, un lecteur attentif n’aura pas manqué de rappeler que, contrairement aux discours que l’on peut entendre de nos jours sur la francophonie, l’Afrique est en 1924 entièrement en dehors des préoccupations. Or loin d’être anecdotique, cet oubli semble au contraire caractéristique de l’échec relatif du parti colonial à imposer dans les esprits l’Empire.

Carte postale. Collection particulière.

Deuxièmement, et cette dimension est essentielle, en rappelant que le Français est « le langage des affaires, de la culture, de la diplomatie » cet article souligne bien les enjeux qui se nouent autour de la francophonie. Plus qu’une langue, c’est de la France qu’il s’agit ici. Et le fait que cet article soit publié en 1924, dix ans après le déclenchement de cette Grande Guerre dont Paris ressort exsangue, n’est pas anodin. Il serait en effet tentant de voir le propos dirigé contre l’Anglais et contre les Etats-Unis, ceux-ci sortant du conflit largement créditeurs sur le plan financier, même s’ils ne tardent pas à retourner à leur tradition isolationniste, dont ils ne sortiront en définitive qu’avec Pearl Harbor. Or il n’en est rien. Car au final, dans cet article, ce qui compte est moins la question de la langue que celle de la « Civilisation ». Et dans ce cadre, l’ennemi n’est plus anglophone mais Allemand, dimension qui assurément traduit le poids formidable de la Première Guerre mondiale sur la société bretonne des années 1920. Et c’est ainsi que l’éditorial des Nouvelles de Lorient, du Morbihan, de Bretagne & de l’Ouest s’achève en reprenant à son compte les propos de Calvin Coolidge, élu en 1919 à la Maison Blanche : « La France est l’avant-poste de l’Amérique en Europe, et sa position géographique en fait aussi l’avant-garde de cette civilisation pour laquelle nous avons combattu. »

Erwan LE GALL