Einstein, Ouest-Eclair et la montée des périls

C’est un petit entrefilet publié en première page de l’édition du 28 mars 1933 de L’Ouest-Eclair : « Le professeur Einstein, venant de New-York, est arrivé cette nuit au Havre, sur le paquebot anglais Belgaland ». Anecdotique, cette phrase est pourtant extrêmement intéressante.

Tout d’abord elle dit bien la grande notoriété d’Albert Einstein puisque sa simple arrivée sur le territoire français est mentionnée par le quotidien rennais, à partir d’informations provenant probablement d’une dépêche d’agence. Il est vrai que le génial physicien a déjà publié sa théorie de la relativité et qu’il est alors titulaire de plusieurs grandes distinctions scientifiques internationales. En 1933, le nom d’Einstein est donc connu des lecteurs de L’Ouest-Eclair. Ajoutons d’ailleurs que c’est en 1921 que celui-ci apparait pour la première fois dans ce quotidien, non en « une » mais en pages intérieures, à l’occasion d’une conférence donnée à la Faculté des lettres de Rennes.

Albert Einstein, lors d'un cours à Vienne en 1921. Wikicommons.

Mais si Albert Einstein accède rapidement à une grande notoriété internationale, dépassant de  loin le cercle restreint des amateurs de physique, c’est que sa vie rencontre les problèmes du temps. Ainsi, les lecteurs de L’Ouest-Eclair n’ignorent pas que le savant a fui l’Allemagne et les persécutions antisémites pour se réfugier aux Etats-Unis. D’ailleurs, lorsque le quotidien breton fait état de son arrivée en France, c’est pour mieux l’insérer dans le récit des tensions internationales du moment : « Le professeur Einstein, au cours des rares conversations qu’il eut à bord du paquebot, a flétri les violences antisémites dont l’Allemagne est actuellement le siège et a déclaré qu’il ne retournerait pas en Allemagne d’ici longtemps ».

Cette sentence conclue d’ailleurs un article publié en première page à propos des réactions de la communauté juive des Etats-Unis face aux persécutions antisémites allemandes, le parti nazi étant au pouvoir depuis quelques semaines. Aujourd’hui, notamment grâce aux travaux décisifs et incontournables de Raul Hilberg1, l’enchainement des faits nous est connu et le processus de destruction s’incarne en un certain nombre d’étapes, dont il convient de redire encore une fois que l’enchainement n’était pas inéluctable. Cet article de L’Ouest-Eclair est publié le 28 mars 1933, au moment où commence à être mis en œuvre l’exclusion des juifs de l’économie allemande et il est facile, pour le lecteur du XXIe siècle, de saisir la portée dramatique des quelques lignes.

Un membre de la SA en 1933 se tenant près d'un panneau sur lequel est inscrit : « Allemands, défendez-vous ! N'achetez pas chez les Juifs !». Wikicommons.

Mais tel n’est pas nécessairement pas le cas des contemporains et si L’Ouest-Eclair parait de prime abord avoir une vision claire de la situation, un détail ne doit pas tromper. En effet, l’essentiel de cet article est rédigé à partir de dépêches produites par des journalistes d’agence basés à New-York, Londres ou Berlin. Seul les titres et les chapeaux sont rédigés par les équipes de L’Ouest-Eclair. Or pour elles, Hitler et les nazis sont des sujets encore assez récents qu’ils ne comprennent pas vraiment. En témoigne par exemple le surtitre de cet article publié le 28 mars 1933 : « Contre les excès du Hitlerisme ».

Bien entendu, il ne s’agit pas ici de stigmatiser qui que ce soit. Au contraire, l’ignorance, l’incompréhension ou l’interprétation erronée des choses sont aussi, quoi qu’on en dise, des moteurs décisifs de l’histoire et il convient donc d’y porter une grande attention. Pour autant, il n’en demeure pas moins que cet article contraste avec la grande clairvoyance d’Albert Einstein qui, en physique, comme politique, comprend décidément très vite les choses.

Erwan LE GALL

 

1 HILBERG, Raul, La destruction des juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 1999 (réed.).