Faire l’histoire de la rumeur

Dans son numéro du 29 avril 1934, L’Ouest-Eclair se fait l’écho d’une rumeur persistante et inquiétante : le célèbre révolutionnaire russe Léon Trotski serait à Saint-Malo sous une identité d’emprunt – Auguste Levanzin – et  le moins que l’on puisse dire est que, pour le célèbre journal rennais, cette présence n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Au contraire même, si on en juge par l’ardeur que le grand quotidien breton met à reconstituer l’emploi du temps de « l’indésirable dirigeant moscovite », interrogeant maints témoins et se substituant quelque peu à la police.

Or dès le lendemain le journal rennais est forcé de faire machine arrière en rapportant « la désagréable mésaventure d’un savant étranger ». En fait de complot révolutionnaire ourdi par un professionnel de l’insurrection il n’y a qu’un paisible touriste ayant quitté tôt sa chambre d’hôtel pour aller… visiter le Mont Saint-Michel. Une idée qui, il est vrai, est loin d’être banale lorsque l’on visite Saint-Malo ! Auguste Levanzin est en réalité Agostino Levanzin, professeur de philosophie d’origine maltaise ayant acquis une certaine célébrité aux Etats-Unis pour ses écrits sur le jeûne. Loin d’être le dangereux séditieux présenté le 29 avril 1934, l’homme n’a pour unique engagement internationaliste que sa pratique de l’Esperanto !

Le château de Bity à Sarran, en Corrèze : un autre lieu où, selon la rumeur, Trotsky aurait résidé en 1934. Carte postale. Collection particulière.

On se doute que la pilule doit être ici amère pour le 4e pouvoir, fortement décrédibilisé par une telle révélation. Le changement de ton est ici particulièrement perceptible puisque si, dans le numéro du 29 avril 1934, le journaliste semble prendre les devants, comme pour mieux dénoncer l’incapacité des forces de l’ordre, le lendemain L’Ouest-Eclair ne cesse au contraire de louer le commissaire de police Messager « qui remplit ses fonctions délicates avec le tact et la courtoisie que chacun sait à Saint-Malo ».

L’affaire s’arrête donc là pour la police, les journalistes, l’infortuné Auguste Levanzin et sans doute pour Trotsky lui-même. Mais pas totalement pour l’historien puisqu’au final il reste un fantastique objet d’histoire : la rumeur. Car si la méprise de L’Ouest-Eclair est ici intéressante, c’est qu’in fine elle donne à voir, en jouant un rôle de caisse de résonnance, un phénomène qui habituellement n’est que peu accessible aux chercheurs puisque basé sur le bouche à oreille et l’oralité. C’est cette histoire de la rumeur qu’Helmut Walser Smith étudie au début des années 2000 en s’intéressant à Adoph Lewy, jeune boucher de Prusse accusé en 1900 par la rumeur publique d’avoir perpétué un meurtre rituel juif1. Mais quel est le rapport entre cette affaire relevant d’un antisémitisme très ancien et la présence fantasmée de Trotsky à Saint-Malo ? Pas grand-chose sauf à s’intéresser à la manière même dont se propage la rumeur et l’on se rappellera alors combien, dans les représentations populaires, antisémitisme et anticommunisme font bon ménage dans un imaginaire du complot. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que Saint-Malo n’est pas un cas à part et que d’autres rumeurs localisent Trotsky en divers endroits de France, l’une d’entre elle le faisant même résider en Corrèze, au château de Bity, dont l’actuel propriétaire est l’ancien Président de la république Jacques Chirac. On s’amusera d’ailleurs à constater que cette rumeur est particulièrement tenace puisqu’elle ressort de temps à autres et notamment en 1997, alors que le Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, avait lui-même révélé son passé trostkyste…2

Erwan LE GALL

 

1 WALSER SMITH, Helmut, La Rumeur de Konitz. Une affaire d’antisémitisme dans l’Allemagne 1900, Paris, Phebus, 2003.

2 Sur cette question lire BEAUBATIE, Ginette et Yannick, Trotsky en Corrèze, Généalogie d’une rumeur, Bordeaux, Le bord de l’eau éditions, 2007.