Trotsky à Saint-Malo ?

Dans sa livraison du 29 avril 1934, L’Ouest-Eclair se fait l’écho d’une interrogation qui, sous couvert de sensationnalisme – on dirait aujourd’hui de peopolisation – n’en est pas moins extrêmement révélatrice du positionnement idéologique du grand quotidien breton : Trotsky serait à Saint-Malo ! Militant marxiste de premier ordre, principal acteur avec Lénine de la Révolution d’Octobre en 1917, fondateur de l’Armée rouge, Lev Davidovitch Bronstein dit Léon Trotsky est en 1934 un exilé, banni d’URSS depuis la fin des années 1920 par Staline.

Trotsky, au centre, au Mexique, quelques jours avant son assassinat, en 1940. Wikicommons.

C’est dans ce cadre qu’enquête L’Ouest-Eclair puisque, quelques jours auparavant, l’ancien Commissaire du peuple d’URSS avait été localisé à Barbizon, en Seine-et-Marne, et que certains témoignages affirment avoir retrouvé sa trace à Saint-Malo. Confié à la rédaction locale, mais publié en pages nationales, l’article ne laisse pour sa part que peu de doutes, malgré l’emploi du conditionnel dans la première phrase : « Trostky (sic) serait à Saint-Malo depuis vendredi matin ». Pour le quotidien breton, le fait est attesté par plusieurs témoignages incontestables, à commencer par celui de Mme Bonnefont, propriétaire de l’Hôtel de l’Union où serait descendu le grand homme sous une identité d’emprunt, celle d’Auguste Levanzin.

Carte postale. Archives municipales de Saint-Malo: 2Fi4-4170.

En effet, Trotsky aurait tenté de se réfugier dans les iles anglo-normandes et c’est de retour de Jersey qu’il se serait arrêté quelques jours à Saint-Malo, sa demande ayant été refusée par les autorités locales. Selon L’Ouest-Eclair, il ne se présente pas sous sa véritable identité mais sous celle d’un professeur et journaliste, né à Malte en 1872, de nationalité anglaise et titulaire d’un passeport britannique délivré à Gênes. Mais l’affaire en reste là et l’on ne peut pas dire aujourd’hui si le mystérieux voyageur est bien le célèbre révolutionnaire russe.

Pour autant, le portrait dressé du potentiel Trotsky ne laisse que peu de doutes sur la sympathie que pourrait éventuellement susciter l’illustre personnage. Bien que présenté sous les allures d’un promeneur à la « physionomie paisible », vêtu d’un pardessus et d’une casquette beige, l’homme est néanmoins décrit comme portant une « barbiche en pointe » ainsi que des « lunettes aux verres énormes, abritant des yeux qui nous ont paru gris et durs ». D’ailleurs, pour L’Ouest-Eclair, Trotsky est bel et bien un « indésirable dirigeant moscovite », statut qui justifie aux yeux du quotidien rennais que l’on sache « au plus vite »  l’emploi du temps du mystérieux voyageur lors de ces deux journées passées sur la Côte d’Emeraude. Tel est au final le séjour malouin de ce présumé Léon Trotsky : entre mondanité et terreur rouge.

Erwan LE GALL