Jean Guéhenno, ce fils d’ouvrier de Fougères devenu écrivain

Le 19 octobre 2016, l’historien Jean-Pierre Rioux écrit une tribune dans le journal Libération dans laquelle il invite à lire l’œuvre de Jean Guéhenno, ce « vieil antifasciste qui a tant salué le Front populaire, [ce] vieux pédago, pour khâgneux sages ». Il explique ainsi :

« Par nos temps angoissés, pourquoi ne pas lire un peu Jean Guéhenno (1890-1978), l’oublié aux bouquins introuvables ? Son humanisme est rance, sa morale civile d’un autre âge, et André Gide a osé dire un jour qu’il parlait du cœur comme d’autres parlent du nez. Et pourtant, il parle encore ! Car l’enfant d’un ouvrier de Fougères […] nous lance encore quelques apostrophes bonnes à prendre. »1

Mais qui est au juste cet auteur qui a laissé une trace indélébile en Bretagne et en France ?2

Carte postale. Collection particulière.

Marcel, dit Jean, Guéhenno naît à Fougères le 25 mars 1890. Elève brillant, il est contraint d’arrêter ses études pour aller travailler à l’usine alors qu’il n’a que 14 ans, son père venant de tomber gravement malade. Il fait alors preuve d’une admirable abnégation, continue de préparer son baccalauréat le soir après sa journée de travail, et obtient le fameux sésame en 1907. En 1911, un an après le décès de son père, il réussit le concours de l’Ecole normale supérieure et poursuit ses études à Paris.

En 1914, Jean Guéhenno n’échappe pas à la mobilisation et rejoint le front avec le 77e régiment d’infanterie en tant que sous-lieutenant. Il y est grièvement blessé le 15 mars 1915 et achève la guerre à l’arrière, d’abord au contrôle postal à Lyon, puis en assurant la direction d’une école de rééducation pour mutilés atteint de cécité. C’est également pendant le conflit, en 1916, qu’il épouse Jeanne Maurel, agrégée d’histoire.

Au sortir de la guerre, Jean Guéhenno rejoint le Nord de la France où exerce sa femme. Il enseigne à Douai puis à Lille où il créé une classe de Khâgne, tout en découvrant les joies de la paternité en 1922. La carrière professionnelle du couple s’accélère à la fin des années 1920. Jean rejoint le prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand (qu’il quitte après quelques années pour celui de Lakanal), et commence à se forger une réputation dans le monde de l’édition en tant qu’auteur (il se spécialise dans l’étude de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau), en collaborant à de nombreuses revues (dont Europe qu’il dirige), et en dirigeant une collection chez Grasset. De son côté, Jeanne traduit en 1931, pour cette même maison d’édition, les lettres de deux anarchistes d’origines italiennes condamnés à morts quatre ans plus tôt aux Etats-Unis, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti3. Mais cet élan est brusquement interrompu par la maladie. Jeanne décède en 1933 laissant son mari dans une profonde solitude. Mais Jean ne cesse pas pour autant son activité littéraire et observe avec attention et sympathie la victoire du Front populaire.

Sous l’Occupation, Jean Guéhenno reste à Paris et enseigne pendant deux ans au Lycée Henri IV. Il est néanmoins rétrogradé après deux années et doit poursuivre sa carrière au Lycée Buffon dans le 15e arrondissement. S’il continue d’écrire, il refuse en revanche de publier sous son propre nom. Il prend alors le pseudonyme de Cézennes pour faire passer aux éditions de Minuit un manuscrit hostile à l’Occupant (Dans la prison, 1944).

A la Libération, le Gouvernement provisoire lui confie la mission d’organiser la direction de la Culture populaire et des mouvements de Jeunesse, mais il démissionne rapidement. Il préfère poursuivre sa carrière dans l’enseignement, devient inspecteur général de l’Éducation nationale en Lettres, et chronique régulièrement pour le quotidien Le Figaro. C’est à cette même époque qu’il refait sa vie avec Annie Rospabé, avec qui il a un fils né en 1949.

Carte postale éditée pour le centenaire de la naissance de Jean Guéhenno (détail). Collection particulière.

Auteur désormais reconnu, il obtient la consécration en 1962 lorsque l’Académie française lui offre le fauteuil resté vacant à la suite de la mort d’Émile Henriot. Jean Guéhenno meurt quelques années plus tard, le 4 juillet 1978, laissant derrière lui de nombreux ouvrages autobiographiques dans lesquels il apporte sa vision du monde. Des textes à lire ou à relire comme ces quelques lignes publiées dans La Foi difficile (Grasset, 1957) :

« Méfiez-vous des gens, des partis, des doctrines qui vous promettent tout et ne vous demandent rien. […]. N’acceptez ni de haïr ni d’avoir peur. La haine et la peur ne vous feraient jamais qu’une petite place misérable où vous auriez bientôt honte et où vous respireriez mal. Ne pensez pas à vous sauver seuls. N’imitez pas. […].Tâchez d’être vous-mêmes, mais à la mesure du monde et obsédés par son tourment. Faites la preuve qu’une fois encore notre pensée et notre langue peuvent accueillir et porter l’univers »

Yves-Marie EVANNO

 

 

1 RIOUX, Jean-Pierre, « Il faut lire ou relire Jean Guéhenno », 19 octobre 2016, Libération, édition en ligne.

2 Signalons ici le précieux travail de mémoire réalisé par l’association Les Amis de Jean Guéhenno.

3 Quelques années plus tard, en 1971, Joan Baez écrit en leur hommage la chanson Here's to you : (« Here’s to you Nicola and Bart / Rest forever here in our hearts / The last and final moment is yours  / That agony is your triumph).