L’épouvantail révolutionnaire

La formation du gouvernement de Léon Blum, en juin 1936, compte parmi ces événements qu’il est intéressant d’ausculter à la lumière du quotidien breton L’Ouest-Eclair, titre que l’on sait peu suspect de sympathies à gauche mais qui est – pour quelques temps encore – respectueux des institutions républicaines. A cet égard, il est symptomatique de constater que si les deux-tiers de la une du 5 juin 1936 sont bien consacrés à la composition du « cabinet de front populaire », ce contenu est faiblement éditorialisé et se limite en réalité à une sorte d’infographie présentant les intitulés et les titulaires des différents portefeuilles, ainsi que les portraits des ténors de cette nouvelle équipe gouvernementale : Jean Zay, Maurice Viollette, Roger Salengro, Pierre Cot, Vincent Auriol… L’autre tiers de la une est lui consacré à aux mouvements de grèves qui paralysent Paris et la province.

Galerie de portraits des principaux ministres du Front populaire publiée par L'Ouest-Eclair le 5 juin 1936. Archives Ouest-France.

Ces mouvements sociaux se basent essentiellement sur deux grandes revendications sur lesquelles il n’est sans doute pas inutile de revenir : la semaine des quarante heures et l’instauration des congés payés. Or face à ces projets, la position de L’Ouest-Eclair est bien plus complexe que ne saurait le suggérer l’apposition de l’étiquette – réductrice – de journal conservateur. En effet, au nom de la « réconciliation » nationale, le quotidien breton se déclare le 5 juin 1936 favorable à ces « réformes nécessaires sur le plan de la justice et de l’humanité » sous réserve que certains aménagements et certaines souplesses puissent être trouvés, notamment en ce qui concerne l’application de la semaine des quarante heures (nécessités saisonnières, possibilité de faire la semaine de cinq jours à huit heures quotiennes…).

Mais que l’on ne s’y trompe pas. S’il y a certainement une part de réelles convictions dans ce propos, le calcul n’est pas pour autant totalement dénué d’opportunisme car pour L’Ouest-Eclair, ce qui compte, c’est bien le  « rétablissement de l’autorité et de l’ordre ». Et dans ce cadre, le Front populaire et le cabinet Blum apparaissent comme un moindre mal face à l’épouvantail absolu que constitue la « dictature du prolétariat ». Aussi est-ce pourquoi, en rubrique « dernière heure », le quotidien rennais indique que « le mouvement de grève, sans créer de panique, ne manque pas d’inquiéter la population ».

Grève dans un charbonnage du Nord, à Arenberg. Wikicomons.

Le propos est encore plus explicite le lendemain, alors que Léon Blum vient effectivement d’annoncer le dépôt de projets de lois relatifs aux congés payés et à la semaine de quarante heures. Dans un éditorial qui dit bien la crispation du moment, L’Ouest-Eclair rappelle combien sont justes ces revendications puisque les conditions salariales de nombreux ouvriers sont jugées « inadmissibles ». Pour autant, respectueux de l’ordre, le journal rennais ne parvient pas à cautionner la méthode du mouvement ouvrier et feint de se demander si « même dans un but légitime, une classe de la nation a le droit de brimer toutes les autres, de violer le droit de propriété, d’arrêter la vie collective et de troubler la vie individuelle non point des riches ou des patrons seulement, mais de tout un peuple, enfin de compromettre la reprise générale d’une économie qui, en France, redeviendrait prospère avant six mois, si tout le monde se montrait raisonnable ».

Au final, c’est donc bien le repoussoir que constitue « cet état révolutionnaire et absurde [que] personne ne saurait tolérer » qui guide la ligne politique de L’Ouest-Eclair. On ajoutera d’ailleurs que ce climat de peur du rouge n'est pas neuf et permet de mieux saisir l’emballement suscité par la rumeur, deux ans auparavant, de la présence de Trotsky à Saint-Malo.

Erwan LE GALL