Le débarquement de Suscinio

Les grandes manœuvres comptent assurément, avec le 14 juillet, parmi les temps forts de la vie du militaire en temps de paix. Elles constituent, de surcroît, un magnifique terrain pour l’historien qui, à cette occasion, peut analyser les doctrines en vigueur grâce à la presse qui dispose là d’un sujet spectaculaire. Car si les grandes manœuvres sont un exercice destiné à entrainer les troupes et l’encadrement, elles servent aussi à délivrer un message aux autres puissances et constituent par la même occasion une formidable opération de communication.

Les grandes manœuvres de la fin du mois de mai 1934 sont à cet égard particulièrement intéressantes. 20 ans après 1914 et seulement cinq années avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, elles offrent un intéressant panorama de l’Armée française en pleine hausse des tensions internationales et dans un contexte intérieur délicat, quelques semaines après les graves troubles du mois de février. Se déroulant dans le Morbihan et mettant aux prises, comme il est de tradition, un parti rouge à un autre bleu, ces exercices sont l’objet d’un long reportage dans l’édition du 1er juin 1934 de L’Ouest-Eclair.

La pointe de Penvins est l'extrémité sud du théâtre d'opérations défini pour ces grandes manœuvres de la fin du mois de mai 1934. Carte postale. Collection particulière.

Mais cet aspect très conventionnel ne saurait éluder la dimension particulièrement novatrice de ces manœuvres qui sont dites combinées, c’est-à-dire simulant l’intervention de plusieurs armes différentes. En l’occurrence, pour les états-majors, il s’agit de réfléchir à la possibilité d’un débarquement de vive force, éventualité dont on sait depuis les Dardanelles en 1915 qu’elle peut se solder par un échec retentissant mais qui reste encore assez marginale dans la pensée militaire de l’époque puisqu’aucun cours de l’Ecole de Guerre ne porte alors sur cette question (même si les marins, sans doute plus marqués par le souvenir du front d’Orient, semblent s’y intéresser de plus près).

Si quelques exercices tentent de simuler un semblable débarquement au cours des années 1920, les manœuvres combinées de 1934 dans le Morbihan constituent une réelle rupture en ce qu’elles sont une expérience de grande envergure. Le parti attaquant dispose ainsi de plus de 3 200 hommes dont 1 000 qui débarquent réellement. De même, on recense sur le théâtre d’opérations 59 chars et automitrailleuses (dont 32 débarqués), 220 autres véhicules à moteur, une soixantaine d’hydravions et d’avions, des croiseurs et un contre-torpilleur… Une pléthore de moyens qui n’est pas sans fortement impressionner L’Ouest-Eclair qui évoque une armée « formidable dans son armement moderne ».

Les ruines du château de Suscinio constituent un objectif essentiel de ces grandes manœuvres. Carte postale. Collection particulière.

Concrètement, la première vague offensive débarque sur la pointe de Penvins, sur la presqu’île de Rhuys, tandis que des bâtiments de la Royale simulent un intense bombardement de la côte. Le but de la manœuvre est la prise du petit village de Suscinio au milieu duquel est dressé le poste de commandement d’où le général Weygand supervise les opérations. Celles-ci se déroulent dans la matinée et, d’après les archives consultées par Louis Durteste dans le cadre d’une passionnante étude sur la place des opérations combinées dans la réflexion stratégique française, délivrent des « enseignements intéressants ».

Pour autant, ce relatif succès ne doit pas faire oublier les points faibles de cette démonstration de force. Tout d’abord, et c’est semble-t-il une constante de ce type d’exercices puisque semblable remarque peut être formulée à propos des manœuvres de la Belle époque1, le cadre chronologique parait ici bien peu réaliste : l’attaque débute à 3 h 30 du matin pour s’achever à midi, soit à peine 9 heures pour débarquer un millier d’hommes et s’emparer d’un village. Mais là n’est sans doute pas le plus problématique. En effet, en grandes manœuvres comme à la guerre, c’est le terrain qui commande. Et il est à cet égard assez regrettable que la densité du brouillard empêche l’aviation de participer aux opérations, réduisant d’autant leur dimension combinée…

Erwan LE GALL

1 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 63-71.